La Profession
(2014) - Actualité de Paul Otlet : universalisme, humanisme, échanges et réseaux
publié dans Cosmopolitis, 2014, n° 3-4, p. 9-16 : http://www.cosmopolis-rev.org/2014-3-4-fr
Les pionniers d’Internet et des réseaux de l’information ont leur précurseur en la personne de Paul Otlet (1868-1944), avocat belge et visionnaire, à l’instar de la profession de documentaliste qui le revendique comme un des pères de la documentation. Les universalistes, les encyclopédistes peuvent également le considérer comme un des fondateurs du savoir moderne ou ayant fortement contribué à son développement, et les politiques pourraient s’en inspirer largement. Connu et considéré internationalement à l’instar de SR Ranganathan (inventeur de la classification à facettes et des « Cinq lois en bibliothèque ») [1] ou Melvil Dewey (créateur du système de classification décimale le plus utilisé dans le monde et qui porte son nom,)[2], redécouvert Outre-Atlantique dès la fin des années 1990, la vision du monde de Paul Otlet est globale, présageant le monde actuel et peut-être futur, ainsi que les technologies que nous utilisons de nos jours. Il a influencé et influence toujours la discipline des sciences de l’information et de la communication (SIC), son ouvrage principal « Le Traité de documentation. Le livre sur le livre. Théorie et pratique. » publié en 1934 apparaissant comme très actuel[3].
Otlet, chantre de l’internationalisme
L’époque de Paul Otlet est celle de l’internationalisme, il est à la croisée de plusieurs mouvements qui se développent à la fin du 19ème siècle et au début du 20ème : le mouvement pour la paix, la réforme sociale ou l’internationalisme, ce dernier amenant à la mise en place des organisations internationales telles que nous les connaissons. Mais écoutons Paul Otlet : « Il est à noter que l’internationalisme de notre époque n’est pas seulement un système idéal ; il repose sur un ensemble de réalités. Ce sont : l’expansion de l’homme à travers toute la terre ; le réseau de communications qu’il a établi pour le transport des personnes et des marchandises ; l’économie devenue mondiale dans toutes les branches du travail, dans l’industrie, le commerce et la finance ; les sciences, les lettres et les arts constituant graduellement, de toutes les pensées nationales et ethniques, une pensée mondiale, grâce aux voyages, aux publications, aux congrès, aux expositions, enfin la formation d’unités politiques de plus en plus considérables substituant un gouvernement unifié à une infinité de souverainetés secondaires, ou fédérant les peuples par des ententes de plus en plus nombreuses et étendues » [4].
Paul Otlet est véritablement apôtre de ce mouvement dans l’Europe de ce début du XXème siècle. Assistant aux premières loges à la révolution industrielle et à ses effets, il en comprend les enjeux : la montée des technologies industrielles et la croissance de la production intellectuelle, donc informationnelle. A l’époque, on ne parle pas encore d’infobésité ou d’ « information overload ». Non content de vouloir recenser les connaissances humaines disponibles sur tous supports, son souhait est de mettre en réseau les organisations du savoir entre elles, et d’établir, à partir d’un « centre d’information globale », une ville avec un gouvernement mondial. Cette époque est l’époque des utopies, utopies qui vont avoir une influence – positive ou négative selon les points de vue – sur des continents entiers : on pense au marxisme, puis au pacifisme. Le pensée d’Otlet a ceci d’intéressant est qu’elle entièrement tournée vers l’homme et dans sa confiance en celui-ci : c’est un véritable humaniste.
Du Mundaneum au Google de papier
Le « grand œuvre » d’Otlet est, durant un demi-siècle, de répertorier, cataloguer et indexer le savoir humain contenu dans des livres, magazines, journaux, photographies, affiches, objets de musées ou autres supports. A la fin du 19ème siècle, en 1895, il crée l’Institut international de bibliographie (IIB) en vue de réaliser un répertoire bibliographique universel (RBU) pour une coopération globale et l’échange des savoirs : 16 millions de documents sont ainsi enregistrés dans des fichiers (papier à l’époque) créant une gigantesque bibliographie universelle et permettant d’effectuer des recherches poussées (jusqu’ à 1500 recherches bibliographiques par an en 1912, soit 17 ans après la mise en place de ce système, recherches effectuées à la main par du personnel formé). P. Otlet élabore une nouvelle classification, la classification décimale universelle (CDU), à l’image de la classification Dewey. L’IIB est l’embryon de la Fédération internationale pour l’information et la documentation (FID) dynamique jusqu’aux années 2000 et maintenant intégrée à la Fédération internationale des bibliothèques (IFLA) [5]. À la veille de 1914, P. Otlet a l’idée du Mundaneum, cité mondiale de l’information et base de la Société des Nations (SDN)[6].
Le concept du Mundaneum prend forme, P. Otlet étant aidé en cela par son ami Henri La Fontaine, prix Nobel de la Paix (1854-1943). Le Mundaneum est conçu comme le centre d'une ville nouvelle (pendant quelque temps, Genève, par sa situation centrale en Europe, apparait comme la meilleure solution). Cependant, la ville de Bruxelles héberge les collections impressionnantes du Mundaneum dans divers lieux dont le Palais du Cinquantenaire sis en plein centre de la ville. Le projet d’une Cité Mondiale émerge pour laquelle l’architecte Le Corbusier réalise plans et maquettes. L’objectif de la Cité était de rassembler, à un degré mondial, les grandes institutions du travail intellectuel : bibliothèques, musées et universités. Ce projet ne pourra finalement jamais se réaliser, trop utopique.
La Cité Mondiale de Paul Otlet
Le concept de Cité Mondiale imaginé par Paul Otlet mérite d’être détaillé en quelques lignes. Les architectes Le Corbusier et Pierre Jeanneret sont très ambitieux lorsqu’ils imaginèrent, en 1929, leur Cité internationale, « centre universel des savoirs consacré au déploiement de la compréhension entre les peuples ». C’est sur la colline du Grand-Saconnex à Genève que les deux architectes souhaitent voir leur projet se déployer. S’étalant sur plusieurs hectares, noyée dans la verdure et se prolongeant jusqu’au lac, leur idée initiale comprend, outre le Palais des Nations et les bâtiments des organisations mondiales, une cité économique, un port, un aéroport et une gare, une cité hôtelière, un musée et même un stade. Sans oublier le nouveau «Pont des Nations», jeté entre les quais Wilson et des Eaux-Vives, «une arche assez haute au-dessus de l’eau pour permettre le passage des bateaux, élément architectural magnifique animant la rade de Genève», au dire du maître de La Chaux-de-Fonds Le Corbusier. «C’aurait été une deuxième Genève, raconte Paul Marti, chargé de recherche à la Fondation Braillard Architectes. Une sorte d’Acropole moderne, globale et végétalisée, parce qu’essentiellement naturelle, qui aurait fait face à l’Acropole historique, locale et minérale que constituent la Vieille-Ville et sa cathédrale.» Le projet initial de Cité Mondiale est publié en 1913.
Après la Première Guerre mondiale, «l’ambition était d’assurer la paix dans la durée, précise l’historien de l’architecture. Et le Traité de Versailles, ratifié à la fin du conflit de 14-18, a introduit la Société des Nations (SDN) dans ce but.». Paul Otlet relance alors son projet de cité mondiale : Bruxelles, Neuchâtel sont évoquées mais Genève apparait comme le lieu idéal. En 1926, le Conseil de la SDN se rend propriétaire des domaines Moynier, Bartholoni et de la Perle du Lac en vue d’y ériger son Palais et lance un concours d’architecture. Jeanneret et Le Corbusier, candidats, ne sont pas retenus. La revue Mundaneum publie cependant deux ans après leur projet. Cette nouvelle ville se présente comme un ensemble d’éléments disséminés dans un immense parc de verdure et n’oublie pas les infrastructures. «Le projet a ceci d’intéressant qu’il parle de l’aménagement du territoire au sens large, note Paul Marti. Et de façon assez visionnaire: il aborde des problématiques urbanistiques qui feront débat jusque dans les années 1960».
Le projet de Paul Otlet n’aboutira pas, refusé par les instances genevoises de l’époque pour des raisons de coûts trop élevés et d’une superficie trop importante à lui accorder par rapport à la ville existante. Toujours selon Paul Marti, «le projet, en tant que réceptacle d’idées, a catalysé une série de réflexions urbanistiques majeures pour l’époque. Et préfiguré ce qui allait se faire trente ou quarante ans plus tard, tels la préservation d’un bouclier vert au bord du lac ou un quartier international implanté dans un espace de nature sanctuarisé.» [7]
Ouvert en 1920 à Bruxelles, le Mundaneum est à la fois un concept et un lieu : l’objectif fixé par Otlet est un idéal de paix, de rassemblement des hommes autour d’une culture de la paix. Malheureusement, les années 1930 sont destructrices pour cet idéal avec l’arrivée et la montée du nationalisme en Europe. Le gouvernement belge coupe les budgets, et l’invasion nazie qui suivra dans les années 1940 réduira le projet d’Otlet à néant, considéré comme nuisible. Désespéré, dans une ultime tentative de sauvetage, Otlet écrit au Président Roosevelt un télégramme offrant l'intégralité de la collection aux Etats-Unis « comme le noyau d'une grande Institution mondiale pour la paix mondiale et le progrès avec un siège en Amérique. » La presse belge publie le télégramme qui reste sans réponse. Un deuxième est envoyé qui reste lui aussi lettre morte. Enfin, dans un dernier acte de désespoir, il lance "un appel au nom de l'humanité" et tente de persuader, en vain, l’envahisseur nazi de la valeur de la collection. L’armée allemande détruit quelque 63 tonnes d’ouvrages. A grand peine, Otlet reconstitue en partie cette collection détruite. Le Mundaneum et son concepteur sont, au propre et au figuré, dévastés, mais Otlet continue de travailler sur son rêve d'un réseau mondial d'information tout au long de la période de l'Occupation. Quatre mois après la libération de Paris, en 1944, il meurt.
Ressuscité à la fin du 20ème siècle par le gouvernement belge, le Mundaneum intéresse aujourd’hui au-delà du continent européen. La figure emblématique d’Otlet - que certains Américains considèrent parfois à tort de notre point de vue comme « excentrique » - séduit et passionne de nouveau tant son projet est porteur de sens et d’idéal : des auteurs se penchent avec bonheur sur sa vie et son œuvre et plusieurs biographies sont parues ces dernières années et notamment celles de Rayward R. Boyd, biographies qui ont un certain retentissement jusqu’à intéresser les propriétaires de Google [8]. L’héritage documentaire de cette fabuleuse et incroyable aventure a été conservé en partie jusqu’à maintenant : il se compose, outre des archives personnelles des fondateurs, de livres, de documents, d’affiches, de cartes postales, de plaques de verre, du Répertoire Bibliographique Universel (une partie fut sauvée et est visible actuellement), du Musée International de la Presse et de fonds d’archives relatifs à trois thématiques principales : le pacifisme, l’anarchisme et le féminisme. Le Mundaneum est aujourd’hui installé à Mons en Belgique et, depuis 1998, doté d’un espace d’exposition dont la scénographie a été conçue par François Schuiten et Benoît Peeters (tous deux scénographes belges). Dans ce lieu, entre passé et présent, des expositions et des conférences liées à ce patrimoine d’exception sont régulièrement organisées. Une importante commémoration du centième anniversaire du Prix Nobel d’Henri La Fontaine s’est déroulée en 2013 tandis que 2012 marquait le début d’une collaboration avec Google, reconnaissant ses origines dans le Mundaneum : l’expression« Google de papier » est née[9]. Des orateurs prestigieux sont régulièrement invités à Mons (citons : Bernard Stiegler, Vinton Cerf ou Alex Wright). En 2015, la ville de Mons est désignée capitale européenne de la culture et de nombreuses célébrations mettront le Mundaneum en valeur, celui-ci ayant été rénové.
Paul Otlet, le visionnaire et le précurseur
Déjà en 1934, Otlet décrit sa vision d'un système de machines en réseau qui permet de rechercher parmi des millions de documents interdépendants, images et fichiers audio et vidéo. Il s’agit selon lui de donner du sens à l’information contenue sur des supports aussi archaïques que les fichiers. Il imagine que les individus ont des postes de travail — « les Mondothèques », chacun équipé d'un écran de visualisation et de multiples surfaces mobiles — relié à un dépôt central qui donne accès à un large éventail de ressources sur tous les sujets pouvant les intéresser (la même idée sera développée par un scientifique américain dans les années 1940, Vannevar Bush, avec son système Memex [10]). Les documents sont stockés sur des microfilms (technologie qui sera très utilisée à cet effet au 20ème siècle dans les bibliothèques et les services d’archives ; elle est remplacée par des techniques de numérisation des collections papier permettant la recherche en plein-texte). Ce réseau mondial unit les individus et les institutions : des bibliothèques, des universités, des organismes gouvernementaux. Le système est capable de repérer les résultats pertinents dans une masse d’information, grâce à l’indexation automatique. Vingt-cinq ans avant la première puce informatique, quarante ans avant le premier ordinateur personnel et cinquante ans avant le premier navigateur Web, Paul Otlet a imaginé quelque chose qui ressemble beaucoup à l'Internet d'aujourd'hui : il décrit une infrastructure remarquablement similaire au web actuel, le « proto-Internet » selon certains. L’activité humaine sur ces machines est enregistrée de manière systématique, comme une image mémorielle du mouvement du monde. La distance importe peu, il est possible de consulter les informations provenant de l’univers entier. A distance, il sera possible de lire un texte sur un écran individuel, de limiter le sujet de recherche souhaité. La création humaine est universelle, et universellement accessible. Mais la vision d’Otlet ne s’arrête pas là, elle semble par ailleurs infinie avec des implications inattendues : il imagine également des outils de reconnaissance vocale, les réseaux sans fil qui permettraient aux individus de télécharger des fichiers sur des serveurs distants ; il prévoit les réseaux sociaux et communautés virtuelles permettant de "participer, applaudir, donner des ovations, chanter dans le chœur". Certains concepts qu’il a imaginés, comme la transmission d'expériences sensorielles tels l'odorat et du goût restent encore à décoder.
Internationalisme, paix et libre circulation de l’information
La vision la plus significative d’Otlet ne porte pas sur la technologie, mais sur la politique et la paix : ce qui, en quelque sorte revient aussi à parler du web en ces temps de cyber terrorisme et de lutte incessante pour la neutralité du net. Il est un ardent « internationaliste », Otlet croit au progrès inéluctable de l'humanité vers un nouvel avenir pacifique, dans lequel la libre circulation de l'information sur un réseau distribué rendrait les institutions traditionnelles, comme les gouvernements des États — anachroniques. Au lieu de cela, il imagine un âge de progrès social, de réalisation scientifique et d’illumination spirituelle collective. Au centre de celui-ci, le Mundaneum est un rempart et le phare de la vérité pour le monde entier.
Selon Alex Wright qui a écrit le dernier ouvrage publié sur Otlet [11], « sa vision semble tout simplement prophétique » : malgré les limites technologiques de son époque, il a réussi à imaginer un réseau mondial d'institutions interconnectées qui modifierait la circulation de l'information de par le monde et conduirait à de profondes transformations sociales, culturelles et politiques. Selon les normes actuelles, le proto-Web d’Otlet est une construction maladroite, s'appuyant sur un système de fichiers, de classeurs, machines de télégraphe avec une petite armée d'employés de bureau. Mais dans la conception du travail en réseau, il est très en avance : l’idée que les données puissent faire le tour du monde et soient accessibles à tout un chacun est déjà prophétique. Son imagination porte jusqu’au monde virtuel que nous connaissons :
- Encyclopédies en ligne ;
- Classes virtuelles pour l’enseignement ;
- Espaces d’information à plusieurs dimensions ;
- Connaissances réparties et structurées sur un réseau…
Wright voit une dualité poignante dans la manière dont le web d’aujourd’hui s’est développé et les idéaux d’Otlet : le Mundaneum, dans sa conception d’origine, est vu comme une fenêtre sur le monde et son avenir. Internet, aujourd’hui, est un accomplissement tangible du rêve d’Otlet, mais également la réalisation de ses pires craintes, notamment le totalitarisme ou la propagation d’idées néfastes ou dangereuses (il semble d’ailleurs l’avoir pressenti au moment de sa confrontation avec l’envahisseur nazi). Pour Wright, les idées d’Otlet sont supérieures et vont nettement plus loin que celles que Tim Berners Lee a conçues pour mettre en place le World Wide Web dès 1989 : même si le principe d’universalité leur est commun, Otlet est plus ambitieux et novateur dans sa réflexion d’un système global. Pour Otlet, sa pensée n’est pas seulement axée sur la technologie ; il voit la nécessité d'une approche d'ensemble du système qui englobe non seulement :
- une solution technique pour le partage de documents,
- un système de classification pour les lier,
- mais aussi les structures politiques, organisationnelles et financières qui rendraient un tel effort durable à long terme,
- et, au final, un système de contrôle des informations.
L’aspect humaniste de la pensée d’Otlet est révélé par les liens invisibles qu’il souhaite voir se tisser entre les hommes, relativement antinomiques avec l’individualisme de la société actuelle… Le Mundaneum doit bénéficier à l’humanité dans son ensemble, et non pas aux individualistes. Le Web tel qu’il a été créé est véritablement conçu comme un processus de libération personnelle. Otlet, lui, voit dans son œuvre une entreprise collective, dédiée à un but plus élevé que la simple satisfaction personnelle. Les réseaux sociaux actuels comme Facebook ou Twitter l’auraient peut-être déconcerté, mais il imagine également un système permettant à des groupes de personnes de prendre part à des expériences collaboratives tels que conférences, représentations d'opéra ou réunions savantes, où ils pourraient « applaudir » ou « donner des ovations ». Sa conception n’est pas très éloignée de Facebook, n’en déplaise à certains et se rapproche certainement des concepts de crowdsourcing et d’intelligence collective développés de nos jours et qui auraient certainement remportés son approbation.
L’héritage d’Otlet
Quel héritage nous laisse Paul Otlet aujourd’hui ? Il est fort probable – toujours selon Wright – que l’aspect privé et commercial d’entreprises comme Google ou Facebook n’auraient pas convenu à cet humaniste : la domination de telles entreprises du secteur privé est antinomique avec sa vision d’un réseau international démocratique, financé par les Etats. « Il aurait probablement vu le pandémonium du Web d'aujourd'hui comme un énorme gaspillage de potentiel intellectuel et spirituel » écrit Wright et il aurait considéré cet étalage d’argent comme malpropre. Otlet n’a jamais envisagé de gagner de l’argent avec son système – ce n’était pas un homme d’affaires ni un homme d’argent - il le conçoit par pur idéalisme, en quête de connaissance universelle, de paix dans le monde et de progrès pour l'humanité tout entière. Le Mundaneum devait rester, comme il le dit, « pur ». Alors que de nombreux entrepreneurs font le vœu de « changer le monde » d'une manière ou d'une autre, les utopismes portent presque toujours en eux de manière sous-jacente une idéologie libérale : ce à quoi n’échappent guère les entreprises de la Silicon Valley par exemple qui, pour certaines, n’ont rien d’humanistes…
Loin de n’être que des travaux à portée historique, les travaux d’Otlet peuvent servir d’idéal — politique, social et moral — vers lequel peut aspirer la jeunesse actuelle. Ils pourraient nous amener à élaborer des règlements de propriété intellectuelle plus intelligents, à construire des relations plus sophistiqués et à parfaire notre capacité à organiser et contextualiser l'information de manière plus significative.
C'est pourquoi la pensée de Paul Otlet continue à irradier et à être diffusée. Sa vision n'est pas juste utopique ou brumeuse, elle est à maints égards pertinente, et très proche de l’époque actuelle. Certaines idées peuvent apparaitre à certains comme anachroniques, irréalisables, notamment sa quête de la vérité « universelle », sa foi dans les organisations internationales et sa conviction dans la progression inexorable de l'humanité. Mais ne sommes-nous pas de plus en plus dépendants d’Internet dans tous les actes de la vie quotidienne ? Et ne découvrons-nous pas régulièrement les côtés obscurs de ce réseau ? La rhétorique chargée d’optimisme des premières années de la révolution de l'Internet a cédé la place au fait que de plus en plus, nous pouvons entrer dans un état d’amnésie culturelle quasi permanent, tant les repères sont difficiles à garder. Chemin faisant, beaucoup d'entre nous ont également confié leurs données personnelles les plus précieuses — lettres, photographies, films et toutes sortes d'autres artefacts intellectuels — à une poignée de sociétés commerciales qui sont loin d’être au service de l'humanité mais plutôt à celui de Wall Street et qui sont cotées en bourse, attendant des dividendes à verser à leurs actionnaires.
Le Mundaneum tel que Paul Otlet l’a rêvé n’existera probablement jamais. Mais ce qui en a été sauvé et perdure jusqu’à aujourd’hui nous offre néanmoins la possibilité d'un avenir technologique conduit non pas par la cupidité et la vanité, mais par une soif de vérité, un engagement au changement social et une croyance en la possibilité de la libération de l’esprit. La vision d’Otlet d’un réseau de connaissances partagées au plan international est certainement plus porteuse et dynamique qu'un outil de recherche d'information simple : cela montre la voie vers ce que ce réseau mondial pourrait devenir. Un Web intelligent et partagé. L'histoire peut juger l’œuvre d’Otlet et l’homme lui-même comme d'un autre temps, il nous reste à voir l’exemple d'un homme conduit par une noblesse de sentiment, sûr de ses convictions, avec une foi immense dans les possibilités de l’homme et de son avenir. Sa vision de l’avenir est inexorablement optimiste : un monde où les connaissances fusionnent, où les intérêts particuliers sont délaissés au profit du bien commun de l’humanité, en vue de construire une société plus ouverte et plus intelligente.
Jean-Philippe Accart
Bibliographie
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Sur les traces de... Paul Otlet. Numéro spécial des Cahiers de la documentation (2012/2). Association belge de Documentation, juin 2012.
WRIGHT Alex, Cataloging the world: Paul Otlet and the birth of Information age, Oxford University press, 2014.
[1] www.isibang.ac.in/~library/portal/Pages/SRRBIO.pdf
[2] http://www.oclc.org/fr-CA/dewey/resources/biography.html
[3] En ligne : http://buck.ugent.be/fulltxt/handle/1854/5612/Traite_de_documentation_ocr.pdf
[4] In Exposition-Musée des Associations et Congrès internationaux. Guide descriptif, n° 6, Congrès mondial des associations internationales (Bruxelles 9-11 mai 1910), Bruxelles, Office central des institutions internationales, 1911-1912.
[5] Section Knowledge Management http://www.ifla.org/km
[6] le Mundaneum voit ses collections léguées en 1985 au Centre de lecture publique de la communauté française de Belgique, qui fait renaître l’espace Mundaneum à Mons, avec l’aide des fondateurs de Google. Il est surnommé « le Google de papier » : http://www.mundaneum.org
[7] Cité dans : « La Cité Mondiale ou l’Acropole sur Léman », Irène Languin, La Tribune de Genève, 24.07.2014, en ligne : http://www.tdg.ch/geneve/actu-genevoise/La-Cite-mondiale-ou-l-Acropole-sur-Leman/story/24846430
[8] Voir la biblographie
[10] Voir la bibliogrqphie
[11] Cataloging the world: Paul Otlet and the birth of Information age, Oxford University press, 2014
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