La Profession
(2009) - L’info-doc à la conquête de nouveaux territoires
in Guide pratique Archimag, n° 36, avril 2009, "Métiers et emplois en info-doc", p. 4-8 - Durant ces dix dernières années, comment le métier de documentaliste a t-il évolué, comment s'est-il orienté ? Il n'y a pas de réponse unique, à part le fait que les documentalistes sont toujours bien présents, leur association professionnelle - l'ADBS - est plus vivante que jamais, les formations se développent... bref Google na pas été aussi destructeur que prévu. Il faut bien sûr nuancer le propos : pour la plupart des documentalistes, le quotidien a sensiblement changé, le « cœur de métier » s'est déplacé et l'utilisateur prend la première place. La situation économique ne va guère arranger la situation déjà difficile de certains professionnels ou de certains services en entreprise. Mais quels sont les facteurs du changement ? En somme, qu'avez-vous fait de ces 10 ans ?
L'âge de l'accès
Ces dix dernières années sont marquées par plusieurs phénomènes qu'il est possible de résumer selon l'expression « l'âge de l'accès » : c'est Jeremy Rifkin, économiste américain, qui en 2000 prédisait « l'âge de l'accès », un nouvel âge économique fondé sur le droit d'usage [1]. Mais quels sont ces phénomènes, conséquences d'un environnement numérique de plus en plus présent ? :
- le mouvement des archives ouvertes, associé au phénomène du « libre » en général (logiciels libres), rendu possible par la mise en place de normes et standards tel OAI-PMH [2] ;
- la visibilité de l'information grâce à Internet : référencement par les moteurs de recherche, emploi des métadonnées, développement des portails d'information ;
- la personnalisation des produits d'information : le moteur de recherche Google propose Google Scholar, Google BookSearch, Google Actualité, Google Alert, Google Knol. Ce phénomène de personnalisation est aussi dû à une individualisation croissante de la société dans son ensemble ;
- la convergence du marché de l'information devient de plus en plus nette : les acteurs de ce marché (éditeurs, fournisseurs, spécialistes de l'information...) voient leur nombre diminuer ;
- la complexité du droit de l'information : de nouveaux modèles légaux, tels les contrats de licence Creative Commons [3]) ou des consortiums, se mettent en place.
Ces différents phénomènes introduisent des évolutions techniques, économiques ou juridiques avec des interactions continues. Les professionnels de l'information s'adaptent à cet environnement : ils mettent en avant leur expertise en matière de filtrage et de recherche d'information, développent des réseaux de compétences, se spécialisent de plus en plus.
1. Les tendances : convergence des métiers, communautés d'intérêts, projets communs
La convergence des différents métiers de l'information, déjà constatée ces dernières années, est un phénomène réel : bibliothèques, services de documentation et d'archives, musées mettent leurs ressources en commun, avec par exemple les projets de numérisation qui se développent dans un grand nombre de pays (Europeana est un exemple parmi d'autres) ou des projets de conservation de leurs collections. Cette convergence des intérêts se vérifie aussi sur le plan associatif avec la nécessité de traiter en commun d'un thème unique, vu sous plusieurs angles : c'est une tendance actuelle très nette notamment au sein de la Fédération internationale des bibliothèques (IFLA). Cela se vérifie également au niveau des pays : fusion d'associations nationales (c'est le cas en Suisse avec la nouvelle association BIS - Bibliothèque Information Suisse, www.bis.info) ; création d'organisme fédérateur (en France avec l'IABD (Interassociation Archives-Bibliothèques-Documentation, www.iabd.fr ; en Allemagne avec BID, Bibliothek Information Deutschland, http://www.bideutschland.de/ ; en Grande-Bretagne avec CILIP, Chartered Institute of Library and Information Professionals, http://www.cilip.org.uk/ ) ; agrégation de services d'archives et bibliothèques nationaux (au Canada, avec la BAnQ - Bibliothèque et Archives nationales du Québec, http://www.banq.qc.ca/)...
Le lobbying devient une action prioritaire : le Sommet mondial sur la société de l'information (SMSI), un des axes actuels de l'IFLA, constitue un excellent moyen de faire du lobbying pour nos professions auprès du monde politique. Processus en cours, le SMSI est une suite d'initiatives individuelles ou communes qui associe pays du Nord et pays du Sud dans une volonté de rendre plus aisé l'accès à l'information pour tous. La simple consultation de la base de données IFLA Success Stories (http://www.ifla.org/success-stories/) montre la diversité et la richesse des actions possibles. L'association Bibliothèque Information Suisse (BIS, http://http://www.bis.info/) a inscrit le lobbying dans son programme d'action.
Mais une des tendances majeures de ces dix dernières années est le changement très net dans les rapports entretenus avec l'utilisateur : l'ensemble des métiers de l'information tient à garder le lien avec l'utilisateur, et surtout avec l'utilisateur virtuel. Pour cela, la visibilité sur le Net est un des points essentiels à améliorer et les bibliothèques multiplient les initiatives en la matière, notamment par l'emploi intensif des technologies du Web 2.0 et des techniques du marketing. Outre les blogs, wikis et autre Twitter, l'exemple des services de référence virtuels peut être mis en avant, et notamment l'aspect collaboratif qui permet d'étendre le service au niveau d'une région ou d'un pays avec des partenariats entre différentes bibliothèques ou services de documentation (dernièrement la mise en place d'un réseau francophone virtuel par la BnF ; ou le Guichet virtuel sur la Suisse qui associe une vingtaine de partenaires). Le E-Learning, l'Information Literacy sont d'autres moyens de garder un contact virtuel avec l'utilisateur : CALIS de l'Université de Genève (http://www.unige.ch/biblio/ses/calis/index.html) est un exemple probant de formation à l'information. Force est donc de constater que bibliothèques, services de documentation et d'archives luttent de concert pour s'adapter à ce nouveau monde numérique et ne pas perdre la relation de service avec l'utilisateur.
Cette question entraine une autre question : la bibliothèque en tant que lieu physique va-t-elle disparaitre au profit du monde virtuel ? Les deux sont-ils dissociés ou complémentaires ? Les projets de construction ne manquent cependant pas : la Grande bibliothèque de Montréal (www.banq.qc.ca), la Bibliothèque publique d'Amsterdam (http://www.oba.nl/) - la plus grande d'Europe avec 28 000 m2, le prochain Rolex Learning Centre de l'Ecole polytechnique fédérale à Lausanne (http://learningcenter.epfl.ch/) sont trois exemples parmi d'autres, au moment où le monde virtuel prend un essor considérable avec, par exemple, Second Life et les bibliothèques présentes dans son InfoIsland (http://infoisland.org/). Une étude de février 2008 menée par l'Institute of Museum and Library Services (IMLS - http://www.interconnectionsreport.org) auprès de 17 000 personnes montre que la consultation à distance ne se fait pas au détriment des consultations sur place : 91 % des personnes qui consultent les sites Internet de bibliothèques se déplacent également. Plutôt que de disparition, il semble plutôt que la bibliothèque, lieu physique, doit exister aussi dans le monde virtuel.
La diversification des prestations et services offerts est une autre tendance actuelle : tout à la fois télécentre, learning centre, cybercafé, la bibliothèque physique prend toutes les initiatives pour attirer l'attention du public. A Londres, quatre « Idea Stores » ont vu le jour, nouveau concept où se rassemblent service d'information, loisirs divers et services aux usagers (http://www.ideastore.co.uk/). Aux Etats-Unis, les bibliothécaires américains de Radical Reference (http://www.radicalreference.info/) répondent aux questions d'utilisateurs lors de manifestations ou d'évènements publics qui se déroulent directement dans la rue : les transactions se font généralement par téléphone portable.
2. Les évolutions : la technologie va dans le sens de nos métiers et de nos pratiques.
Les professionnels de l'information dans leur ensemble peuvent mesurer l'évolution des supports d'information, mais également leurs contenus. Ils apprennent de nouvelles techniques pour s'approprier ces supports. La place du professionnel s'est modifiée par rapport à cet environnement numérique, et ce, à plusieurs niveaux et à plusieurs étapes du traitement et de la diffusion : elle devient de plus en plus centrale. Les compétences et aptitudes à gérer l'information du professionnel s'élargissent.
La technologie numérique
Le mouvement actuel de numérisation du monde documentaire a une influence croissante sur les professions de l'information :
- le traitement des documents numérisés est réalisé selon de nouvelles normes, notamment par rapport aux métadonnées.
- les sources d'information numérisées sont utilisées pour répondre aux demandes des utilisateurs : catalogues en ligne, banques de données en texte intégral, ouvrages numérisés dans le cadre institutionnel ou commercial. L'emploi des archives ouvertes, des périodiques électroniques, des sites institutionnels ou personnels est une pratique courante.
- les moteurs de recherche font partie des outils de recherche au même titre que les outils bibliographiques traditionnels.
- le service de référence virtuel est amené à fournir des documents numérisés par le biais de la messagerie électronique.
- dans une offre de service élargie, le professionnel de l'information peut proposer des outils de recherche aux utilisateurs, tels les répertoires de signets, et donc être amené à construire un environnement numérique de recherche approprié à certains besoins, sur des thèmes particuliers.
- le prêt entre bibliothèques concerne aujourd'hui également la commande et la réception de documents numérisés.
- les sites Web font l'objet d'un archivage sur le plan national...
La technologie du Web
La première forme de l'Internet, le Web 1.0, n'aurait pas permis le développement du Web social tels qu'il existe actuellement : essentiellement axé sur une information statique, proposé par des sites institutionnels ou commerciaux, l'interactivité avec les utilisateurs n'était pas la préoccupation première. Avec l'arrivée du Web social, ou Web 2.0, les utilisateurs s'approprient le Net et échangent entre eux données, sons, images, films... La communication est le maître-mot du Web 2.0, engendrant des communautés virtuelles par groupes d'intérêts. Les professionnels de l'information développent à leur tour certains services voyant dans ce média une réelle opportunité d'être en lien avec les internautes. Face cependant aux dérives du Web 2.0 (désinformation, fraudes, plagiats...), les producteurs d'information, les moteurs de recherche prennent conscience de l'importance de l'information validée par des professionnels : il est temps de donner du sens à ce trop-plein d'information. Le Web sémantique, ou Web 3.0, est en cours de développement et s'efforce de proposer des contenus d'information validés et pertinents : le Web 3.0 a recours à l'intelligence artificielle avec l'objectif de trouver l'information pertinente à partir de requêtes parfois confuses. Allan Cho et Dean Giustini [4] voient dans le Web 3.0 « une réelle opportunité pour les professionnels de l'information et de la documentation de renforcer leur position sur le Web et de faire valoir leurs compétences en matière de recherche d'information ».
La recherche d'information sur Internet
Que peut apporter le professionnel de l'information par rapport à un moteur de recherche généraliste ? Peut-on les opposer ? Qu'est-ce qui les rapproche ? D'emblée, il parait vain et disproportionné de parler de concurrence, car les moyens techniques employés, leur utilisation et le nombre de requêtes en ligne penchent en faveur des moteurs de recherche. Plus connus du grand public, ils remplissent un véritable besoin en cas de recherche ponctuelle ou factuelle. La recherche sur des sujets complexes est cependant difficile, tant que le Web sémantique n'aura pas été développé de manière satisfaisante. Le professionnel a un vrai rôle à jouer dans le tri et la sélection des résultats proposés par les moteurs de recherche. De plus, différentes études montrent que les utilisateurs n'emploient pas de réelle méthode pour chercher l'information [5] : la formation à l'information (Information Literacy) est à développer.
La recherche d'information proposée par les moteurs de recherche augmente de manière significative : sur Internet, elle a progressé de 24 % en 2007, et Google domine le marché en France avec 86, 7 % des recherches effectuées [6]. Cependant, certains services proposés par des bibliothèques ou des services de documentation - tels les services de référence virtuels - affichent des résultats très satisfaisants en termes de consultations et de demandes : plus de 600 questions par mois sont posées au Guichet du Savoir de la Bibliothèque municipale de Lyon [7] ; SwissInfoDesk, le service de référence virtuel de la Bibliothèque nationale suisse, a vu une augmentation de 26 % en 2007 [8]. Le positionnement de ces services en ligne n'est donc pas négatif, ils ont une certaine visibilité : mais celle-ci doit être renforcée par des campagnes marketing ciblées.
La question de la validation des informations trouvées sur Internet est essentielle : la population des étudiants, le grand public font naturellement confiance aux moteurs de recherche ou aux encyclopédies en ligne type Wikipedia, sans vérifier la véracité ou la validité des informations. La question de la fraude et du plagiat est aussi importante. Les étudiants n'interrogent plus les banques de données professionnelles mises à disposition par les bibliothèques ou services de documentation, et désertent certains services de référence en présentiel, perdant là une réelle opportunité de faire valider leurs travaux, ou leurs recherches, par des experts.
Le mouvement du « libre »
Autre phénomène relatif à la « numérisation du monde », la diffusion de l'information s'est considérablement amplifiée depuis l'arrivée d'Internet, rendant possible l'accès direct à des documents jusqu'alors introuvables ou confidentiels, notamment la littérature grise ou la littérature scientifique. Mais Internet a également changé la donne dans le secteur économique de la publication scientifique : moyennant une organisation adéquate, les chercheurs tendent à s'auto-publier. Les professionnels de l'information peuvent jouer un rôle dans la mise à disposition de cette information, par le contact régulier et particulier avec les utilisateurs - qui peuvent être des chercheurs ou des scientifiques - pour les inciter à déposer leurs écrits ou à utiliser ceux de leurs confrères.
Si l'on considère le mouvement international, il apparaît que bibliothèques et services de documentation sont au cœur même des changements actuels qui bouleversent la communication scientifique. Il peut s'agir de systèmes « orientés chercheurs » dans lesquels chaque chercheur peut déposer ses travaux dans des archives thématiques regroupées en un réservoir commun ; ou de systèmes de mise en ligne de toutes les publications d'une institution : dans ce cas, il arrive que les archives ouvertes soient constituées dans le contexte plus large de la gestion des collections d'une bibliothèque. Ainsi les professionnels de l'information interviennent dès le démarrage des projets d'archives : en veillant à la récolte systématique des publications dans l'institution, en assurant le traitement documentaire, mais aussi en apportant leur aide aux chercheurs. Bibliothèques et services de documentation doivent donc participer aux nouvelles pratiques de la communauté scientifique : autrefois partie intégrante de la littérature grise, les prépublications [9] constituent une source d'information incontournable pour un certain nombre de chercheurs. Permettre l'accès à ces ressources et participer à leur mise en ligne apparaît comme un enjeu important. Les universités sont les premiers partenaires à contacter, celles-ci ayant mis en place des dépôts dont la gestion peut relever des professionnels de l'information.
Le rôle du professionnel, dans le contexte des archives ouvertes, est multiple :
- il est formateur : en sensibilisant les utilisateurs à l'archivage de leurs publications sur un site institutionnel plutôt que sur leur page personnelle ; un site institutionnel permet une forme de validation et autorise l'accès par un identifiant unique garantissant de retrouver l'article quel que soit l'emplacement sur le serveur d'archives ouvertes. Les utilisateurs peuvent aussi être informés sur les outils liés à l'archive ouverte comme les moteurs de recherche, les outils d'évaluation ou de navigation.
- il communique : le professionnel peut être amené à élaborer les pages d'accueil Internet présentant, en introduction aux documents déposés, les laboratoires et départements de l'université et leurs ressources.
- il oriente : il sélectionne les archives appropriées pour une recherche d'information et guide l'utilisateur vers ces sources.
4. Les perspectives du point de vue des formations proposées et des compétences souhaitées
Les perspectives du métier de documentaliste et des métiers de l'information se sont considérablement élargies dans ce nouveau contexte numérique. Les formations actuelles s'orientent clairement vers l'appropriation de la technologie du numérique, du Web et la recherche d'information. Quel que soit le niveau d'étude choisi, ces aspects sont abordés selon différents points de vue : ceux de la veille, du records management ou du knowledge management en font généralement parties. Cependant, ils ne doivent pas faire oublier les aspects managériaux qui restent à approfondir : gestion d'équipe, recrutement, gestion des carrières et de la formation continue, en résumé, la dimension humaine du travail qui est peu prise en compte. Il semble également que les compétences demandées à tout professionnel de l'information s'étendent : les aspects « relation avec le public », « relation de service » restent à développer, les formations actuelles les prenant également peu en compte. Or, si les métiers de l'information prennent une orientation-utilisateurs marquée, ces aspects doivent être développés au niveau de la formation initiale.
Cop. JP Accart, mars-avril 2010
Notes et références
In L'âge de l'accès : la révolution de la nouvelle économie, Paris, La Découverte, 2000.
OAI-OPMH (Open Archives Initiative Protocol for Metadata Harvesting) : ce protocole permet de mettre en place des réservoirs d'archives ouvertes.
Contrats-type proposés par l'organisation Creative Commons, dans lesquels les auteurs déterminent les droits attachés à l'œuvre qu'ils réalisent. Ils peuvent s'appliquer à tout type d'œuvres ou un ensemble d'œuvres, voir http://fr.creativecommons.org/ (définition INRIA : http://www.inria.fr/publications/archiveouverte/lexique.fr.html#c).
In "The Semantic web as a large, searchable catalogue", 2008, [en ligne], [consulté le 30 mai 2008], adresse URL :
http://www.semanticreport.com/index.php?option=com_content&task=view&id=52&Itemid=40
voir Berger E., Nguyen C., Rose V., Les usages d'Internet chez les étudiants de l'Ecole normale supérieure Lettres et Sciences humaines, Villeurbanne, Enssib, 2005. Diplôme de conservateur de bibliothèque. 144 p.
In "Les requêtes sur le Web sont en forte progression", Le Monde, 8 février 2008.
Voir : http://www.guichetdusavoir.org/
En rien comparable avec le Guichet du Savoir qui répond à tout type de question, SwissInfoDesk est un guichet virtuel spécialisé sur la Suisse : le nombre moyen de questions posées par mois se situe entre 100 et 120 demandes en 2007.
La prépublication désigne les versions d'un texte produit par un (des) auteur(s) avant acceptation par un comité de rédaction et éventuellement par un comité de lecture (évaluation par les pairs). Synonymes : pré-publication ; pre-print ; preprint ; travaux en voie de publication. En anglais : preprint. (Définition Open Access INIST:
http://openaccess.inist.fr/article.php3?id_article=109).

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