La Profession

(2013) Le bénéfice de la relation directe. Politiques et bibliothécaires en Suisse

Article publié in Bibliothèque(s), déc. 2013, n° 71/72, p. 83-85

De par son organisation politique et administrative – un Etat fédéral, 26 administrations cantonales fondés au milieu du 19ème siècle en 1848, une démocratie populaire où les citoyens ont la possibilité de déposer des « initiatives » [1] qui peuvent ensuite être votées – la Suisse est sensiblement différente de la France. S’ajoutent à cela les différences linguistiques avec quatre langues nationales, l’allemand, le français, l’italien, le romanche (avec une prédominance de la langue allemande parlée dans 70% de la Confédération helvétique), religieuses (31% de protestants et 39% de catholiques) et un sens très fort du « consensus », donnant à l’extérieur l’image d’un pays modéré où rien ne dépasse. Mais la réalité est quelque peu différente. Si effectivement huit millions d’habitants (dont un million d’étrangers) arrivent à vivre ensemble,  la Suisse, d’Est en Ouest, du Nord au Sud, est peuplée de personnalités fortes, au caractère bien trempé qui ne s’en laisse guère conter : sans ce consensus, il y a longtemps que les « grands » voisins – détestés ou admirés selon les cas – la France, l’Allemagne et l’Italie auraient dévoré ce petit Etat sis en plein milieu de l’Europe, longtemps rural et montagnard…et relativement pauvre - et qui est maintenant l’objet de toutes les convoitises financières.

Ces tempéraments et personnalités fortes se retrouvent bien évidemment dans le monde politique et dans le monde bibliothécaire, et même s’ils sont peu connus dans le reste de l’Europe, ils n’en sont pas moins bien présents en Suisse. Quelles relations existent entre ces deux mondes ? S’entrecroisent-ils ? Le fait que la Suisse soit un pays de petite taille géographiquement parlant où tout est relativement proche, ce facteur de proximité joue-t-il un rôle entre des catégories de populations éloignées a priori ? Passons en revue certains cas emblématiques de la Suisse romande (donc francophone) tout en commençant par la capitale, Berne, pour ensuite voyager dans plusieurs cantons avec des situations quelque peu différentes.

La Berne fédérale et la proximité avec les politiques

Berne [2], située au milieu de la Suisse au bord de l’Aare, à une heure de transport de Lausanne ou de Zürich, est la capitale politique et administrative helvétique (sachant que chacun des 26 canton possède son propre gouvernement et sa propre administration) : une grande partie de la population bernoise parle ou comprend la langue française (la bourgeoisie bernoise mettait un point d’honneur au 19ème siècle à s’exprimer dans la langue de Molière ; aujourd’hui c’est le dialecte suisse-allemand qui prédomine) et l’Office fédéral de la culture [3] (équivalent du ministère de la Culture français) a pour tradition d’avoir « un chef » ou « une cheffe » romand(e), ce qui est le cas également de la Bibliothèque nationale suisse (BN) [4], située dans le même bâtiment de style Bauhaus et datant des années 1930 que l’Office [5]. L’histoire de la BN est récente puisqu’elle fut créée par une loi fédérale en 1895 reconduite en 1992 : son mandat légal est de récolter « Tout sur la Suisse ». Un des exemples emblématiques que l’on peut citer sur la BN suisse et ses relations avec le monde politique est le cas du Catalogue collectif suisse créé en 1928 pour faciliter le prêt entre bibliothèques en Suisse : il est l’œuvre de Marcel Godet, une des figures de la bibliothéconomie suisse dans les années 30. Il réussit à convaincre le gouvernement fédéral de l’époque de débloquer les finances nécessaires à cet outil (soit plus de cinq millions de références sur microfiches) qui continuera à exister jusqu’en 2004, et emploiera dans ses beaux jours une trentaine de professionnels. Le Catalogue desservira quelque 370 bibliothèques sur l’ensemble du pays, il est le résultat des idées de collaboration et coopération chères à Paul Otlet et André Lafontaine. La Berne fédérale est une capitale de dimension réduite où il n’est pas rare de croiser des hommes politiques au bar de l’hôtel Bellevue ou dans la vieille ville, ou également dans le train. La proximité est certainement un facteur facilitateur, les occasions de croiser une personnalité influente ne sont pas rares. La direction de la BN peut aussi rencontrer très facilement son propre « chef » (le chef de l’Office fédéral de la culture) ne serait-ce que dans le café-bistrot de la BN. Ce côté informel est très important en Suisse, même si l’aspect officiel n’est pas négligeable. Cependant, pour avoir discuté avec la direction de la BN, celle-ci admet que le fait d’avoir à présenter et défendre le budget de la BN en commission, est une étape à franchir non sans difficulté. La BN a d’ailleurs adopté depuis de nombreuses années la Nouvelle Gestion Publique (New Public Management) lui permettant d’avoir son budget propre et de bénéficier d’une certaine autonomie. Quelques parlementaires fréquentent la BN en tant que lecteurs, ce qui est aussi un facteur facilitateur dû à la proximité. Enfin, la BN a une commission officielle « la Commission de la Bibliothèque nationale » [6] qui est présidée par un politique : c’est une commission extra-parlementaire nommée par le Conseil fédéral pour un mandat de quatre ans. La Commission suit le développement de la bibliothéconomie et peut faire des propositions au Département de l'intérieur (dont dépend l’Office fédéral de la culture). Elle encourage la collaboration en matière de bibliothéconomie, doit être consultée régulièrement et s'occupe de questions concernant la politique globale suisse en matière d'information et de documentation scientifique. Cependant, la BN suisse n’a, de loin, pas le même impact que ses homologues européennes, cela étant dû aux prérogatives des bibliothèques cantonales recevant, par exemple, le dépôt légal au niveau cantonal : il n’y a pas de dépôt légal national en Suisse. Revient cependant à la BN le champ de la coopération internationale et la participation à des projets européens d’envergure tel Europeana.

A un autre niveau,  l’Office fédéral de la culture a lancé en 2008 un vaste chantier concernant la politique de la mémoire intitulé Mémopolitique, surtout en ce qui concerne les médias audiovisuels par rapport à l’ère numérique [7]. Cependant,  il ne semble pas que les politiques aient adhéré ou compris le concept de « politique de la mémoire ». Mais un autre outil donne une visibilité aux bibliothèques suisses avec la « Statistique suisse des bibliothèques » [8], ce qui permet d’avoir une vue d’ensemble détaillée des bibliothèques et de leurs activités depuis…1964 avec un taux de réponse de 90%. C’est l’Association des bibliothèques suisses, BIS [9], dont le siège fut aussi à Berne (il est maintenant à Aarau), qui pilote ce recensement annuel, outil de marketing et de promotion non négligeable pour les bibliothèques.

Le rôle des associations et le lobbying

BIS a mené pendant plusieurs années des actions de lobbying auprès de la Confédération suisse, au moment du lancement du Sommet mondial sur la société de l’information en 2003-2004 notamment : la Suisse n’avait en effet pas de réelle politique concernant l’information en général. Une lettre fut adressée au ministre de l’Intérieur de l’époque, M. Pascal Couchepin, par BIS qui obtint une réponse. Depuis quelques années, un document intitulé « Stratégie du Conseil fédéral pour une société de l’information en Suisse » est publié et actualisé [10]. Les bibliothèques sont citées comme un des axes stratégiques de la Confédération : « Il s’agit de poursuivre le catalogage électronique des fonds des bibliothèques, des archives, des musées et des collections, afin de les rendre tous accessibles sur l’internet à long terme. »

Une autre association, l’Association genevoise des bibliothécaires diplômées en information documentaire (AGBD) [11] qui existe depuis 1972 et comprend quelques 320 adhérents sur tout le Canton de Genève, a toujours privilégié la proximité avec les politiques : une action marquante a été à la fin des années 1990, le 22 mars 1999 pour être exact, la création du Groupe de réévaluation des fonctions (GREF). Son but visait à obtenir la réévaluation des métiers des bibliothèques à l’Etat de Genève et à la Ville de Genève. En 2002, les membres du GREF remettaient aux autorités cantonales et municipales le rapport intitulé « Bibliothécaire, un joli métier pour une femme » [12]. Selon les auteurs du rapport, « l’aventure ne faisait que commencer et il a fallu de nombreuses réunions, de multiples échanges de courriers et courriels et des actions coup de poing pour voir aboutir le projet ». Pour la Ville de Genève, la réévaluation a été décidée en deux temps : en juillet 2006 pour les assistants-es en information documentaire, les bibliothécaires/discothécaires en charge d’un secteur et les bibliothécaires/discothécaires principaux-les ; en mai 2008 pour les bibliothécaires-discothécaires. A l’Etat de Genève, le Conseil d’Etat a pris sa décision en janvier 2007 pour les fonctions renommées de : bibliothécaire documentaliste archiviste assistant, bibliothécaire documentaliste archiviste, bibliothécaire documentaliste archiviste responsable, bibliothécaire documentaliste archiviste spécialiste et responsable de service d’information documentaire. L’AGBD réagit aussi au niveau de certaines nominations à la tête des bibliothèques, non pas à la manière d’un syndicat, mais pour tenter de faire comprendre aux politiques qui se succèdent à la tête du Département de la culture par exemple le rôle des bibliothèques et des bibliothécaires [13] : cela se traduit par des courriers ou des rendez-vous. L’AGBD a également réagi en 2010 auprès du recteur de l’Université de Genève lors de la réorganisation des bibliothèques de l’Université, réorganisation qui fut mouvementée.

Ainsi, la proximité, les contacts réguliers, l’adresse directe aux politiques quel que soit leur niveau sont des réalités tangibles de la communication des bibliothécaires à l’égard des politiques en Suisse. L’aspect humain, direct, la communication verbale est au moins aussi importante que la communication écrite ou plus officielle.

Jean-Philippe Accart

 

Bibliographie

Accart, Jean-Philippe, Le Catalogue Collectif Suisse (CCS) : fin d’une époque et début d’une ère nouvelle,  ARBIDO, 2005, n° 1-2, janv.-févr., pp. 28-29.

Accart, Jean-Philippe, Les bibliothèques suisses en chiffres, Bulletin des bibliothèques de France, n° 3, 2008, p. 61-63.


[1] Pour être présentée devant le peuple et votée, une initiative doit recueillir 100 000 signatures

[2] Site du Canton de Berne : http://www.be.ch/portal/fr/index.html

[3] Site de l’Office fédéral de la culture : http://www.bak.admin.ch/?lang=fr

[4] Site de la Bibliothèque nationale suisse : http://www.nb.admin.ch/index.html?lang=fr

[5] Bâtiment classé historique et protégé : il a été totalement rénové en 2000 à l’identique des années 1930

[6] Ses fonctions et ses compétences sont réglées dans la Loi fédérale du 18 décembre 1992 sur la Bibliothèque nationale suisse (432.21) et dans l'Ordonnance du 14 janvier 1998 sur la Bibliothèque nationale suisse (432.211).

[7] Voir : http://www.news.admin.ch/message/?lang=fr&msg-id=20035

[8] Site OFS : http://www.bfs.admin.ch/bfs/portal/fr/index/infothek/erhebungen__quellen/blank/blank/biblio/01.html

[9] Site de BIS : http://www.bis.ch/index.php?id=2&L=1

[10] http://www.bakom.admin.ch/themen/infosociety/04292/index.html?lang=fr

[11] http://www.agbd.ch

[12] http://www.agbd.ch/documents/Rapport%20du%20GREF.pdf

[13] http://www.agbd.ch/documents-et-realisations/prises-de-position/

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