La Profession

(2016) - Les 5 défis actuels et futurs du métier de documentaliste

publié dans "Les Cahiers de la documentation", n° 1, 2016, p- 5-10.

Résumé

A l’occasion de la sortie au printemps 2015 de la quatrième édition du « Métier de documentaliste » aux Editions du Cercle de la Librairie (Paris), cet article aborde un certain nombre de points qui apparaissent comme essentiels au développement du métier de documentaliste et à son futur. Souvent décrié ou mal reconnu, ce métier, ouvert sur le public, l’accueil et les services, reste attaché à des valeurs d’échange et de partage du savoir. Il doit être encore mieux imbriqué dans la vie sociale et dans celle des organisations pour assurer son futur : dans la prise en main et la gestion de projets transversaux ; dans l’appropriation des réseaux sociaux ; avec la mise en place de services innovants. Dans cette optique, certaines notions étroitement intriquées sont donc importantes à considérer, parmi lesquelles la curation de données, la collaboration, la médiation, l’évaluation, et enfin la formation.

Les 5 défis actuels et futurs du métier de documentaliste

L’étude du métier de documentaliste et de son évolution dans le temps fait ressortir un certain nombre de points, de tendances plus ou moins fortes selon les époques [1]. Métier jeune, issu de la révolution industrielle et des réflexions de Paul Otlet et Henri Lafontaine, il connait un développement important après la Seconde guerre mondiale, il s’approprie dès les années 1960 puis 1970 le terrain de l’entreprise avec la veille informationnelle et la recherche d’information au travers des bases de données en pleine croissance. Puis vient ensuite l’intégration des techniques du marketing, de l’analyse de la valeur, de l’intelligence économique et plus récemment du knowledge management. Le métier de documentaliste apparait comme central dans les organisations pour la meilleure gestion et une diffusion optimale de l’information en utilisant les techniques de l’indexation, du résumé ou de la synthèse.

Se démarquant fortement du métier de bibliothécaire (tout du moins en France), le documentaliste se concentre alors sur la gestion des flux d’information et non pas sur la gestion des stocks à savoir des collections de documents. L’utilisateur-client devient le centre de son attention. Le terme même de « documentaliste » apparait à d’aucuns comme trop restrictif.

Un premier vacillement du métier vient avec l’arrivée des moteurs de recherche et notamment de Google vu, à tort ou à raison, comme le diable en personne : ce dernier permet – ou donne l’illusion - à tout un chacun d’être documentaliste ou bibliothécaire et de savoir chercher l’information sur Internet. C’est à la fois vrai et faux, mais les premiers temps de son existence donnent raison aux documentalistes qui voient dans cet outil une concurrence déloyale, et qui fournit des résultats discutables. Mais Google se développe sur le terrain des bibliothèques, numérise celles-ci à tour de bras et améliore son algorithme de recherche. A l’heure actuelle, Google devrait plus être vu comme un partenaire, un outil dont il faut tirer profit que comme un destructeur du métier de documentaliste. Ce dernier n’a t-il pas d’autres champs à explorer ?

Un second vacillement du métier est dû à la numérisation du monde qui est devenue le leitmotiv du 21ème siècle. L’information est partout, omniprésente. La technologie permet cette numérisation à grande échelle et l’accès instantané à l’information. Les entreprises et les décideurs ne voient plus l’intérêt d’investir dans des services de documentation car l’illusion d’avoir l’information recherchée à portée de doigt apparait bien réelle. Cependant, l’information spécialisée, classée et organisée par des professionnels – et surtout essentielle à la vie de l’entreprise - existe toujours : elle est présente dans des bases de données payantes et qui ne sont pas accessibles sur Internet sans abonnement ou licence et code d’accès. De plus, le trop plein d’informations demande le recours à des personnes sachant gérer et retrouver l’information pertinente.

Il apparait qu’en cette période de doute et de remise en questions que les bibliothèques tirent mieux leur épingle du jeu par rapport aux services de documentation, notamment parce qu’elles sont souvent le produit d’enjeux politiques aux niveaux national et local. Elles ont de plus construit un lien différent avec leur public, lien social et de proximité souvent, elles sont des lieux gratuits, accessibles à tout un chacun et offrant des services diversifiés.

Ce très bref panorama de l’histoire du métier de documentaliste est certes incomplet et partiel. Cependant, il retrace l’évolution dans le temps d’un métier qui ne devrait pas disparaitre ou devrait tout du moins se transformer et s’adapter aux évolutions du monde et de la société car il y est préparé. C’est en quelque sorte l’objectif du présent article de dessiner quelques tendances et défis actuels et futurs du métier de documentaliste.

Cinq défis sont relatés ici, il y en a certainement d’autres, mais ceux-ci apparaissent comme importants et essentiels à relever.

1er défi : La curation

L’expression « curation de données » fait florès depuis quelque temps et semble être une voie à investir pour les documentalistes. Le terme « curation » est apparu durant les années 2008-2009, il est issu des pays anglo-saxons : le « curator » est la personne qui sélectionne les œuvres d’art en vue d’une exposition en fonction d’un certain type de public ; le « content curator » est la personne qui partage sur Internet ses découvertes numériques sur des sites comme Delicious, Scoopit, Pearltrees, Pinterest… Mais qu’entend-on véritablement par « curation » ? Selon Véronique Mesguisch, « la curation consiste à repérer divers contenus numériques en fonction d’une thématique donnée, de sélectionner et filtrer les plus pertinents, de les organiser, les structurer à travers un dispositif de scénographie et d’en favoriser la diffusion » [2]. Rohit Bhargava, spécialiste du marketing digital sur Internet, propose cinq modèles de curation [3] :

- l’agrégation des sources ;

- la distillation, c’est-à-dire prendre les éléments essentiels des sources;

- l’élévation, qui permet de dégager les tendances à partir de données partielles ;

- le mash-up, technique qui juxtapose et fusionne les contenus ;

- l’organisation anté-chronologique (du plus récent au plus ancien).

Dans la réalité, de nombreux documentalistes créent leurs propres espaces de curation, utilisant en cela les techniques documentaires apprises, avec de nouveaux contenus ; ils communiquent sur ceux-ci et diffusent l’information vers des communautés ciblées. Ils maintiennent un thésaurus ou un référentiel en utilisant des formats tel le format RDF et font en sorte que les données d’archives et les publications puissent être liées, avec une mise en valeur des données structurées. La plateforme Isidore [4] « première plateforme d’enrichissement et d’accès aux données et documents ouverts de la recherche en sciences humaines et sociales » est un bon exemple en la matière.

2ème défi : La collaboration

La notion de collaboration en documentation prend des formes multiples et ce, depuis ses débuts :

- avec les utilisateurs : la construction avec l’utilisateur d’un service ou d’un produit en commun (la recherche documentaire est un très bon exemple) est une voie à suivre essentielle tant les acteurs s’enrichissent l’un l’autre ; à l’heure où Internet semble de mieux en mieux maîtrisé par l’utilisateur, le documentaliste apporte une autre valeur.

- entre professionnels d’un même métier : le fait associatif est constitutif du métier. Les techniques documentaires avec les normes et les standards qui leurs servent d’appui et de socle permettent la collaboration au travers d’outils, de services à l’utilisateur ; les nombreux outils collaboratifs actuels (le wiki, les plateformes en ligne) renforcent la cohésion au sein d’une équipe ou d’une communauté.

- entre professionnels exerçant des métiers proches : archivistes, bibliothécaires, documentalistes, musées (d’où l’acronyme anglo-saxon GLAM pour « Galleries, Libraries, Archives and Museums ») sont organisés autour du document et de l’information, de l’œuvre ou de l’objet, de l’image et du son. Ces métiers, très proches dans leur philosophie, en arrivent à travailler de plus en plus étroitement. Il n’est pas rare de trouver une bibliothèque ou un service de documentation au sein d’un musée, ou un service d’archives dans une bibliothèque. Au cours de sa carrière, un professionnel peut se retrouver à exercer dans une de ces branches, indifféremment.

- avec d’autres métiers connexes : au sein d’une organisation, le documentaliste a tout intérêt à travailler étroitement avec les informaticiens, les professionnels de la communication, du marketing, les gestionnaires et les cadres. Dans les faits, cela se vérifie par une participation active aux projets au sein de l’organisation. La gestion de projet est une technique à développer et qu’il est nécessaire de s’approprier.

- entre institutions-sœurs : de nombreuses institutions documentaires collaborent pour la mise en commun de ressources et de moyens financiers. On pense aux consortiums et aux licences négociées, aux portefeuilles de périodiques achetés en commun, aux portails d’information tel Europeana.

3ème défi : La médiation

Le concept de médiation – qui n’est pas récent dans les métiers de l’information - s’est développé avec l’arrivée des technologies de l’information : elles étendent les possibilités de services à l’utilisateur à la formation aux outils informatiques, l’assistance à l’utilisation du ou des services proposés, la conception de nouveaux produits d’information, l’application de techniques de marketing, la veille informationnelle, etc. Il semble que l’application de ce concept n’en soit qu’à ses débuts.

Des bibliothèques proposent des postes de médiateur, les musées de médiateur culturel : des compétences et des savoir-faire différents sont demandés ; parmi ceux-ci, technicité, expertise, pédagogie, communication. La médiation prend plusieurs formes : elle peut se concevoir du point de vue du professionnel de l’information, de celui de l’utilisateur ou du fonds documentaire lui-même. La notion de médiation induit de toute évidence un aspect humain important, mais également un aspect relationnel fort, avec une mise en relation entre une demande (celle du public) et une offre (celle du professionnel) : il s’agit donc d’une relation de service. Elle comporte enfin un aspect professionnel : comportement, attitude et réponse apportée à un besoin d’information. La médiation concerne :

- l’ensemble des métiers de l’accueil : services de référence sur place ou en ligne, de renseignement, d’orientation, les visites…

- les responsables des formations au public : à la recherche d’information, sur le catalogue, à Internet…

- les chargés de l’animation : pour l’accueil des publics scolaires, des jeunes et d’autres publics…

La médiation est avant tout une mise en relation du public et des collections, elle se traduit par un transfert d’informations, un appui, une aide, une orientation dans le dédale de l’information : renseignements, orientation, aide, recherche d’information et de documents, formation à l’information.

4ème défi : L’évaluation

L’évaluation de l’information apparaît comme un des enjeux majeurs de la société de l’information : comment juger de la pertinence de résultats proposés après une recherche ? Comment savoir si un article de périodique ou le périodique lui-même sont dignes de confiance quant à leur contenu ? Tel auteur cité dans certaines bibliographies est-il réellement crédible ? Comment savoir si tel ou tel écrit n’est pas le fruit d’un plagiat, d’une fraude ?

C’est donc la crédibilité même de l’information qui est en jeu : qui ou quoi croire dans un monde incertain, fluctuant, où une nouvelle information chasse l’autre en un temps record, ou de fausses informations côtoient des informations vérifiées ? Les technologies de l’information sont pour beaucoup dans cette « méfiance » envers l’information elle-même : leur apport à la société dans son ensemble est considérable, mais engendre des abus multiples et difficilement contrôlables par tout un chacun, non armé pour discerner le vrai du faux, le plagiat de l’original.

Le point de vue pris ici est bien entendu celui du professionnel de l’information. Comment est-il à même de déterminer une information pertinente d’une autre information qui ne l’est pas ? En la matière, le savoir et l’expérience sont irremplaçables : plus un documentaliste est étroitement lié au domaine dans lequel il exerce, plus il est à même d’évaluer l’information. À chaque étape du travail documentaire, il lui faut évaluer :

  • la sélection et l’acquisition de documents tirés de la politique documentaire qui repose elle-même sur des critères précis ;
  • les résultats lors d’une recherche documentaire ;
  • le travail documentaire lui-même s’il est chargé de gérer un service ;

Des critères traditionnels sont proposés ici, critères quoi ont fait leurs preuves. Les premiers critères pour évaluer une source d’information sont :

  • l’auteur ou les auteurs ;
  • l’affiliation : scientifique, universitaire, spécialiste d’une discipline, crédibilité... ;

s’il s’agit d’une institution : est-elle connue ? ;

  • la source : le titre de la revue : avec comité scientifique ou non ; l’éditeur de l’ouvrage ; la collection…

L’appréciation d’une source d’information s’attache aux critères suivants :

  • la pertinence : il s’agit du degré de corrélation entre la réponse et la question posée (norme ISO 11620) ;
  • l’exhaustivité : pour apprécier l’exhaustivité, il faudrait connaître la totalité des publications sur le sujet ; ce critère ne peut donc être que relatif. Pour une question donnée, il s’estime sur la base du taux de redondance des réponses obtenues dans les différentes sources consultées d’une part et des citations de fin de publication d’autre part ;
  • la complétude : ce critère permet d’apprécier le fait que la réponse obtenue par une source donnée couvre tous les aspects du sujet en question, sur une période relativement longue et avec des sources primaires diversifiées. Il peut être validé par un expert ou avec l’utilisateur ;
  • la précision : la précision d’une source s’apprécie par l’adéquation entre le domaine annoncé par le producteur et la couverture effectivement constatée ;
  • la fiabilité : ce critère traduit la véracité et la fraîcheur des informations obtenues. Il peut être estimé après contrôle d’un expert ou par le retour de l’utilisateur.

D’autres critères peuvent intervenir qui concernent les contenus trouvés sur Internet et parmi ceux-ci : l’accessibilité des documents ; la quantité d’informations contenues ; la qualité de l’information délivrée ; l’information est-elle prouvée (on peut en vérifier les sources), impartiale (une lecture rapide est nécessaire) ? ; la validation de l’information par un comité éditorial ou par des experts ; par des sources clairement indiquées ; par une bibliographie complète, précise et actualisée ;

Le documentaliste développe une appréciation et une lecture critique de ce qu’il trouve sur Internet, au même titre que pour les documents imprimés.

L’utilisateur joue maintenant un rôle dans l’évaluation avec le  tagging et le crowdsourcing.

5ème défi : La formation

Une des conditions de la réussite professionnelle réside dans la qualité de la formation initiale. Les formations initiales forment des professionnels de qualité qui peuvent exercer dans la plupart des secteurs de l’industrie, de l’économie, des services et de la culture : la presse et les médias, l’édition, l’audiovisuel, les sciences, les musées, le droit sont quelques exemples de domaines possibles. La formation continue est un des aspects à prendre en considération dans une carrière ou une fonction : au vu de toutes les évolutions constatées en information documentation, cela devient incontournable.

Les formations actuelles en « information documentation » sont nombreuses et diversifiées, ce qui est positif et montre le dynamisme du domaine, mais il existe un certain manque d’unité ce qui est déroutant pour les candidats potentiels et pour les employeurs : une simplification serait souhaitable. Dans la plupart des formations traditionnelles, le « cœur du métier » de documentaliste – à savoir les techniques documentaires – sont toujours enseignées et utiles, car demandées sur le marché du travail. Il faut donc poursuivre dans cette voie tout en adaptant les enseignements aux nouvelles normes et nouveaux standards, ce que font généralement les enseignants. Même si l’enseignement traditionnel conserve toute son importance, l’introduction de nouveautés est une obligation. Former les professionnels de demain, c’est aussi leur apprendre à anticiper, à envisager l’interdisciplinarité, à être multilingue, à penser en terme de gestion de projet et de management.

En conclusion, bien d’autres défis peuvent être relevés, mais les cinq défis précités sont d’importance.

 Jean-Philippe Accart

Bibliographie

Accart, Jean-Philippe ; Réthy, Marie-Pierre. Le métier de documentaliste. 4è édition.  Electre – Édition du Cercle de la Librairie, 2015. ISBN 978-2-7654-1461-2.

Accart Jean-Philippe. Regards croisés sur les métiers des sciences de l’information : archives, bibliothèque, documentation, musées. Editions Klog, 2014. ISBN

Accart Jean-Philippe ; Alexis Rivier. Mémento de l’information numérique. Editions du Cercle de la Librairie. ISBN

Architecture de l’information. Méthodes, outils et enjeux, sous la direction de Jean-Michel Salaün et Benoît Habert. De Boeck, 2015. ISBN 9782804191405

Blanquet Marie-France. Documentalistes : leur histoire de 1900 à 2000. Canopé Editions, 2014. ISBN 978-2-240-03530-1

Calenge, Bertrand. Les bibliothèques et la médiation des connaissances. Electre – Édition du Cercle de la Librairie, 2015. ISBN 978-2-7654-1465-0

Clavier Valérie ; Paganelli Céline. L’information professionnelle. Hermès-Lavoisier, 2013. ISBN 978-2-7462-4541-9

Le Deuff Olivier. La documentation dans le numérique. Presses de l’Enssib, 2015. ISBN 979-1091281324

Mesguisch Véronique. Le curateur, cet animal social dans la jungle informationnelle. Documentaliste, sciences de l’information, 2012, vol. 49, n° 1, p. 25

Nouveaux métiers de l’infodoc. Guide. Archimag. Serda, 2013. ISSN 1242-1367.

 

[1] Commencée dès 1998, l’édition de l’ouvrage « Le Métier de documentaliste » est maintenant dans sa quatrième mouture et permet d’avoir un recul de 15 années.

[2] dans « Le curateur, cet animal social dans la jungle informationnelle », Documentaliste sciences de l’information, 2012, vol. 49, n° 1, p. 25

[3] http://www.rohitbhargava.com/2009/09/manifesto-for-the-content-curator-the-next-big-social-media-job-of-the-future.html

[4] http://www.rechercheisidore.fr/

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