Les réseaux

(2000) - La bibliothèque numérique universelle.

Documentaliste, sciences de l'information, 2000, vol. 37, n° 5-6, pp. 331-333.

Résumé

Le thème générique de la 66ème Conférence annuelle de l'International Federation of Libraries Associations and Institutions (IFLA) en août 2000 était la construction de la bibliothèque du futur. Sur les cent cinquante contributions enregistrées, une majorité d'entre elles avaient repris ce thème en le déclinant de différentes manières. Leurs auteurs étaient d'origine diverses et cela montrait que la bibliothèque numérique en cours de construction sous nos yeux est une préoccupation actuelle de l'ensemble des professionnels de l'information. Entre tradition et modernité, outre les changements technologiques importants que cela implique dans les services d'information et de bibliothèques, leur gestion au quotidien doit également évoluer vers plus de participation et de responsabilité partagée dans les équipes. Le rôle de l'utilisateur est plus que jamais jugé primordial.
La diffusion élargie du savoir sur les réseaux de l'information remet-elle en cause le rôle des bibliothèques ? De nouveaux services sont à développer et à proposer : la bibliothèque numérique doit être un point de convergence de la société de l'information.

Le monde de l'information en général ne connaît plus de limites avec le développement de la technologie numérique : appliqué aux bibliothèques et à la documentation, les projets nationaux de numérisation sont de plus en plus nombreux (la Bibliothèque nationale de Chine a déjà numérisé quelques quarante millions de pages de son patrimoine écrit) ; ils peuvent être transnationaux (la  Biblioteca Universalis rassemblant les pays du G8 dont la Bibliothèque nationale de France ; le projet en cours pour la renaissance de la Bibliothèque d'Alexandrie en Egypte ; le nouveau programme de l'UNESCO sur la  société de l'information). L'enjeu principal est l'accès aux collections patrimoniales du monde entier (textes, images et sons) sur les réseaux de l'information ; la conception traditionnelle de la bibliothèque et du centre de documentation éclate au profit du libre accès à ces gisements informationnels de plusieurs milliards de pages. Le travail quotidien des professionnels de l'information se modifie en profondeur et cela pour plusieurs années ; il est possible d'affirmer que les métiers de l'information prennent un tournant irréversible et décisif. Cette évolution vers la bibliothèque numérique universelle est comparable avec ce que l'humanité a connu avec la découverte de l'écriture et la diffusion du savoir et plus tard, celle de l'imprimerie et la constitution des premières bibliothèques. Tous les problèmes ne sont cependant pas résolus : les formats d'échange et de consultation des données évoluent sans cesse à l'instar des matériels ; l'encombrement des réseaux constitue un handicap certain ; les systèmes mis en place ne sont pas encore suffisamment sécurisés.

Compétitivité des bibliothèques

Le monde numérique est plein de promesses mais aussi de dangers : pour les bibliothèques et services de documentation, cela peut se traduire par une baisse importante de fréquentation (l'université Rutgers note une baisse de 23% pour l'année 1999). La multiplicité des sources électroniques d'information est un autre danger car leur authenticité est difficile à vérifier. Michael Kurtz, docteur en astrophysique à l'université de Harvard affirme : " les bibliothécaires n'ont été d'aucune aide pour organiser et rendre accessibles les plus importantes ressources de recherche de ma discipline ". Une question se pose : tout le monde ne peut-il pas s'improviser professionnel de l'information sur Internet ? La place du bibliothécaire de référence (reference librarian) ou de la personne chargée de l'accueil et de l'orientation est donc fortement remise en question : son rôle apparaît de moins en moins nécessaire, surtout en bibliothèque universitaire, où étudiants et enseignants interrogent directement Internet pour trouver ce qu'ils recherchent, et ne viennent plus consulter en bibliothèque et demander l'assistance d'un spécialiste. La tendance actuelle des bibliothèques nord-américaines est de supprimer ce poste pour le remplacer par une ligne téléphonique ouverte en permanence ou un contact électronique ce qui permet d'orienter l'utilisateur vers tel ou tel spécialiste au sein même de la bibliothèque. Cet exemple illustre bien la nouvelle orientation que doit prendre le professionnel de l'information vers une offre de service personnalisée. Face à la compétition, certaines expériences menées par les Rutgers University Libraries (RUL) sont à noter au travers de quatre projets numériques alliant associations, technologie et expériences : professeurs et bibliothécaires coopèrent à la mise en place de bases de données savantes et parfois peu utilisées (sur le Moyen-Age, les sciences sociales, les données sur l'opinion publique, l'alcool), puis exposent aux étudiants comment utiliser ces différents systèmes pour les aider dans leurs travaux de recherche. L'innovation doit être à la source de nouveaux services d'information, avec la mise en commun de compétences et des possibilités de la technologie.

Tradition versus modernité

Le " re-engineering " des bibliothèques et services de documentation est la réorganisation du service en vue d'adopter de nouvelles techniques et d'intégrer la bibliothèque numérique : cela entraîne des bouleversements, des changements dans les comportements et la construction d'un nouveau système d'information basé sur des collections électroniques. Cependant, contrairement à la définition originelle du " re-engineering " qui signifie que le nouveau système remplace l'ancien, le service traditionnel n'est pas abandonné mais continue à se développer à côté de la bibliothèque numérique. La combinaison des deux est aujourd'hui appelée la bibliothèque hybride.

De nombreuses tâches supplémentaires s'ajoutent au travail documentaire habituel : la gestion des licences de périodiques électroniques est reliée au département des périodiques, mais c'est un travail lourd et consommateur de temps. La gestion des liens est aussi une tâche nouvelle. La fourniture de services aux utilisateurs se fait également par les moyens électroniques ; les bases de données et les périodiques électroniques doivent être contrôlés par rapport à leur contenu, leur format et leurs liens. L'actualisation d'une page d'accueil demande une planification, la rédaction de textes et l'apprentissage de techniques nouvelles. Ces tâches relèvent de l'équipe de professionnels en place ce qui demande un entraînement continuel aux technologies, mais aussi une responsabilisation et l'attribution de missions individuelles. Au sein des services documentaires, cette transition entre tradition et modernité peut s'apparenter à une véritable conduite de projet.

L'Institut de technologie Technion-Israël à Haïfa, soit vingt bibliothèques, s'est trouvé confronté à ces questions et a appliqué une conduite de projet associant tous les membres de l'équipe (encadrement, encadrement intermédiaire, employés, secrétaires) à la mise en route de la bibliothèque numérique. Même si des erreurs sont encore constatées, il reste que le projet de bibliothèque numérique de l'Institut est une réussite fondée sur la solidarité, l'échange de compétences et la responsabilité partagée.

La société du savoir est née

Les changements qu'impliquent la technologie numérique concernent en premier lieu les professionnels de l'information, mais affectent les citoyens, les sociétés et les institutions. L'intelligence remplace la force comme facteur premier de production : le capital intellectuel devient le facteur essentiel de la croissance de la société de l'information. L'accès à l'information, à la connaissance, aux technologies, aux services et leur utilisation efficace sont des outils essentiels de développement économique et social aux niveaux personnel, communautaire, national et international. Le danger est dans la marginalisation de ceux qui n'y auront pas accès. Le réseau  Global Knowledge Partnership se concentre sur trois thèmes centraux du développement et des connaissances : l'accès, la croissance du pouvoir personnel (empowerment) et la gouvernance. La communication du citoyen est privilégiée grâce à l'accessibilité aux réseaux, aux infrastructures et aux services ; les personnes, les groupes, les gouvernements et les institutions doivent pouvoir travailler ensemble pour augmenter leurs capacités et leurs savoir faire. Les formes de gouvernement doivent devenir plus efficaces, transparentes et participatives (processus de gouvernance). Ces propositions constituent des défis majeurs pour les bibliothèques et leur rôle social actuel ; elles suggèrent une révision de leurs fonctions et de leur mission.
De plus en plus la connaissance (scientifique ou non) utilise de nouvelles formes de représentation, différentes de la forme littéraire classique (article, ouvrage) : un nouveau processus est en cours, celui de la réingénierie du système littéraire.

Les supports et techniques tels le multimédia et l'hypertexte inspirent de nouveaux types de lecture et d'échanges intellectuels ou culturels : un dictionnaire peut être relié à une encyclopédie et cette dernière à un document primaire. Les répertoires bibliographiques traditionnels ne sont pas obsolètes, mais reliés entre eux par des interfaces qui en font un circuit documentaire électronique d'un nouveau type. Par cette évolution, la communauté intellectuelle se réinvente. Le savoir n'est plus seulement conçu comme un corpus de connaissances, mais plutôt comme des modes de pensée, d'appréhension et d'expression. La technique et la pratique sont reliées.

Le devenir de la bibliothèque numérique

La technologie modifie le poids relatif des fonctions essentielles de la bibliothèque. Pourront-elles être des intermédiaires dans la société du savoir ? Il semble qu'à l'heure actuelle, elles peuvent difficilement jouer ce rôle : la multiplicité et la disponibilité des savoirs sur les réseaux sont telles qu'elles sont distancées par les chercheurs et les spécialistes.

Il est encore trop tôt pour évaluer la place des bibliothèques dans l'environnement numérique, même si les nombreux projets en cours montrent la dimension stratégique que les bibliothèques souhaitent acquérir sur les réseaux. La conservation des documents numérisés est une question importante : ils sont généralement conservés et mis à jour par leurs auteurs qui ne se préoccupent pas des versions antérieures.

Hormis la question de la conservation du document électronique, la bibliothèque numérique doit offrir des services à valeur ajoutée : construire des éléments de repérage au sein de collections multiformes, des services adaptés au profil des utilisateurs, des systèmes d'évaluation des documents ; élaborer des interfaces d'interrogation de bases de données multilingues.

Le " Manifeste de Moscou ", rédigé en avril 2000, se veut un élément de réflexion pour diriger l'évolution numérique des bibliothèques : l'encouragement à l'établissement de règles de déontologie et à une nouvelle culture professionnelle sont deux points majeurs de cette évolution. Le rôle central de l'utilisateur est réaffirmé. Des normes, formats, métadonnées et protocoles communs doivent être mis en place entre bibliothèques, monde de la recherche, archives, musées et éditeurs.

L'économie entre de plus en plus dans le monde des bibliothèques et des centres de documentation : la collecte des droits des documents électroniques, la numérisation de textes originaux, la conservation à long terme des documents numériques sont des pistes à explorer.

La bibliothèque numérique telle qu'elle se dessine sous nos yeux doit être un membre à part entière de la " communauté numérique " : une banque partagée de connaissances générales est à organiser. Elle doit se concentrer sur le flux de l'information, ajuster les contenus, se construire autour de disciplines et plus seulement de classifications. Collections, instruments et données sont à mobiliser pour tous les usages possibles et tous les niveaux d'utilisation. La bibliothèque numérique doit être un point de convergence de la société de l'information.

Références

(1) AKEROYD J. La gestion du changement dans les bibliothèques numériques. [en ligne]. IFLA Conference Proceedings, Jérusalem 2000, 7 p. Disponible sur : < http://ifla.inist.fr/IV/ifla66/papers/037-110f.html>
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(11) RYYNANEN M. Report on the Green paper on the role of libraries in the modern world. [en ligne]. The European Parliament, 2000. Disponible sur : < http://www.publiclibraries.fi/publications/report.htm>

Les conférences tenues lors du congrès de Jérusalem en août 2000 sont consultables sur le site de l' IFLA ou sur le site  miroir français.
Les textes des conférences citées dans cet article ont été traduits en français par les membres du Comité français IFLA que je remercie. Des informations sur ce comité sont disponibles sur :  texte

cop. JP Accart, 2007

 

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