Les Techniques documentaires
(2003) - Veillez et partagez vos connaissances
Archimag, 2003, n° 160, pp. 32-34.
Une des difficultés majeures des métiers de l’information et qui touchent aussi bien documentalistes, bibliothécaires qu’archivistes est de savoir garder, gérer et partager les connaissances propres à l’intérieur des services. Il existe de nombreuses raisons à cela, la plus importante et non des moindres, étant de « gérer le quotidien » qui se traduit généralement par un flux journalier d’informations internes et externes à traiter, à quoi s’ajoutent les demandes des utilisateurs provenant de différents canaux, ou la gestion technique du service afin d’assurer son bon fonctionnement.
Dans ces conditions, comment trouver le temps d’améliorer le service, de réajuster l’offre des services et produits face à des utilisateurs de plus en plus exigeants, de se réapproprier l’information pour qu’elle soit utile aussi au service lui-même? Comment suivre les évolutions en cours qu’elles soient technologiques ou en terme de management? Quand on interroge les professionnels afin de savoir quelles sont leurs priorités au plan du travail, la majorité répond, à juste titre, que la gestion du quotidien ne leur assure que très peu de temps pour d’autres tâches, et encore moins pour réfléchir sur le métier et ses évolutions. Il existe cependant des méthodes inspirées de l’intelligence économique et du knowledge management qui permettent de mieux se recentrer sur le « cœur de métier », à savoir: tirer le meilleur parti des compétences et connaissances en matière bibliothéconomique, documentaire ou archivistique dans le but d’innover.
Introduire l’innovation dans la gestion au quotidien
Avant d’innover, il faut d’abord savoir sur quoi va porter l’innovation: les professionnels d’un service qui ressentent ce besoin - suivant en cela les demandes de leurs utilisateurs ou de leur direction - font le constat que le fonctionnement global nécessite d’être revu et réévalué. Cette évaluation est fondée sur celle des produits proposés, de la compétence du personnel, et de la satisfaction des utilisateurs. Elle a pour but d'orienter au mieux les activités du service. L’évaluation est à la fois quantitative (fréquentation, nombre de demandes, de consultations et de recherches documentaires, délais de réponse, taux de lecture des revues,…) et qualitative (information fournie, satisfaction des besoins, outils informatiques, ergonomie,…). Une telle étude va déboucher sur les forces et les faiblesses du service qu’il va s’agir alors de rééquilibrer: si un service consacre trop de temps et de moyens (humains, techniques ou financiers) dans le traitement de l’information au détriment des réponses aux utilisateurs (on peut comparer le nombre de références enregistrées sur une base de données, les horaires d’ouverture et le nombre de recherches documentaires fournies sur une certaine période de temps), il y a certainement un déséquilibre. Les compétences propres à chaque membre d’une équipe peuvent également faire l’objet d’une évaluation, afin qu’elles apparaissent mieux et qu’elles soient partagées.
Utiliser les méthodes d’un service qualité pour être plus efficace
Pourquoi alors ne pas appliquer à soi-même ce que l’on réalise pour son institution? c’est-à-dire dans un premier temps étudier l’environnement documentaire dans son propre champ d’intervention, voir comment d’autres services réalisent le même travail avec quels moyens et dans quels délais et s’ils sont plus performants: c’est appliquer en quelque sorte la méthode du benchmarking, qualifiée également d’efficacité documentaire. Le benchmarking est une technique d’évaluation de la performance. Elle consiste à mettre en comparaison de façon systématique les performances d’un service avec celles plus efficaces d'un autre service. Des données de toutes sortes, des informations, des renseignements étant indispensables au benchmarking, on peut considérer qu'elle est une des étapes de la veille concurrentielle.
La veille, ou intelligence économique, peut être considérée comme une approche intéressante: la veille est un système qui met en oeuvre des réseaux humains et technologiques. Une "culture veille"peut être mise en place dans le service en considérant ces deux aspects. Au centre des préoccupations de l’intelligence économique se trouve principalement l'information. Elle va consister en particulier à détecter des informations, des renseignements, au fur et à mesure de leur apparition et à les exploiter au mieux grâce. Que va-t-on étudier?:
- les champs de l'information: pour trouver les bonnes informations, il faut déterminer et préciser ce que l'on cherche. Il faut sélectionner de façon méthodique un certain nombre d'orientations prioritaires,
- les sources de l'information à surveiller: presse professionnelle, sites Web…,
- les acteurs à impliquer, en l’occurrence les professionnels du service, mais également des utilisateurs, la direction, des professionnels d’autres services,
- la transmission des résultats: sous forme de synthèses, papier ou électronique en utilisant l'Intranet par exemple.
Les services documentaires des écoles de commerce et de management en France, ainsi que des chambres de commerce et d’industrie, utilisent ces méthodes (benchmarking, intelligence économique). Afin de partager leurs expériences en la matière, ils sont réunis en réseau et se rencontrent régulièrement. C’est le cas dans d’autres domaines, la santé et la médecine, le social, l’urbanisme, l’environnement, l’audiovisuel… On peut alors parler de communautés de pratiques. L’ADBS développe depuis plusieurs années une organisation par secteurs thématiques très profitables aux adhérents: ces secteurs organisent des réunions, des journées d’études où s’échangent un grand nombre d’informations. Bibliothécaires et archivistes (au sein de l’ABF, de l’AAF ou d’autres réseaux) ont les mêmes préoccupations centrées sur des thèmes plus larges: bibliothèques de recherche, spécialisées, musicales… ; archives électroniques, records management…
Tout type de service a donc intérêt à déterminer avec précision ses champs de veille documentaire et chaque membre de l’équipe se voit ensuite confier un champ en particulier. La décision doit venir de chacun, afin qu’il s’approprie son propre champ d’étude et de veille selon ses intérêts. A lui de récupérer des informations par les moyens classiques (dans les revues, les actes de conférences, la littérature grise), ou technologiques (revue de presse ou profil documentaire électroniques), d’assister à des réunions, de visiter des services documentaires. Il analyse et fait la synthèse des éléments récoltés et régulièrement une réunion permet d’échanger les informations recueillies par la cellule de veille documentaire. Par cette méthode, chacun devient de plus en plus spécialisé et expert de son domaine. Cela peut s’appliquer à l’échelle d’un seul service, mais également en réseau. L’intérêt du travail en réseau est de multiplier les échanges et d’arriver à une meilleure unification et rentabilité du travail. De nombreux réseaux documentaires, par la veille qu’ils exercent, développent des méthodes de travail communes (catalogage, indexation, thésaurus), échangent leurs informations et leurs produits.
Améliorer les compétences internes
La responsabilisation de chacun est un facteur de dynamisme pour le service. Elle permet un meilleur investissement personnel dans le travail quotidien et repose sur la confiance. Le responsable du service a un rôle important à jouer en la matière, c’est lui qui impulse la politique documentaire et les orientations qui vont découler de la veille exercée. Il doit savoir déléguer des tâches ou des fonctions afin que chacun se sente impliqué dans l’action commune: l’évaluation du personnel permet d’attribuer des tâches en fonction des capacités et des compétences. Celles-ci doivent être constamment mises à jour: la veille est un excellent moyen, d’autant plus si elle est complétée par des formations continues.
L’objectif est d’arriver à travailler dans les meilleures conditions possibles, avec un environnement documentaire satisfaisant et ouvert sur l’avenir. Les utilisateurs seront les premiers bénéficiaires d’un service amélioré et qui cherche à innover.
Mieux positionner l’offre de service
Le travail ne s’arrête pas là: des réunions de synthèse vont découler des idées de changement et d’évolution, qui peuvent être mises en relation avec les souhaits exprimés par les utilisateurs ou la direction. Certains services ou produits demandent à être modifiés car ils ne correspondent plus aux attentes. Innover c’est également se rendre compte qu’il est temps de changer un produit ou un service. Dans les bibliothèques nord-américaines par exemple, avec l’arrivée d’Internet, les services de renseignement (ou de référence) ne rencontraient plus le succès: l’idée d’un service électronique de référence se développe de plus en plus et l’utilisateur se voit proposer une aide en ligne à sa recherche. Dans un autre domaine, certaines bibliothèques publiques en France - comme la Bibliothèque municipale de la Part-Dieu à Lyon - suivent dorénavant un classement thématique de leurs collections, un thème rassemblant dans un même secteur à la fois des ouvrages, des périodiques, des vidéogrammes, des cédéroms: les usagers ont ainsi à leur portée des supports d’information très différents et complémentaires, sans avoir à chercher les documents qui les intéressent dans tous les secteurs de la bibliothèque. Les services d’archives, quant à eux, s’orientent de plus en plus vers la diffusion électronique de leurs collections. Les centres de documentation optent souvent vers des produits ciblés d’information à destination de leurs utilisateurs et non plus des produits généralistes: revue de presse électronique envoyée par mail, profil personnalisée… Tous ces exemples montrent que l’innovation est présente partout dans le domaine de l’information, et que l'innovation repose sur des idées et des compétences documentaires.
De l’intelligence économique au knowledge management
Ces deux méthodes (l’IE et le KM) sont le prolongement l’une de l’autre et sont applicables aux services d’information. Comment? L’intelligence économique repère les informations stratégiques, les reformulent, les formalisent. En cela, elle constitue une aide à la décision et permet d’engager une démarche d’innovation. Elle repose en grande partie sur l’expertise. Le knowledge management fait la différence entre l’information nécessaire et utile, et les connaissances. L’information sert à nourrir la connaissance. Mais comment formaliser des connaissances? C’est une des questions essentielles qui se posent par rapport au knowledge management. Appliqués aux services documentaires, aux bibliothèques et aux archives, ce concept les fait entrer de plain pied dans « l’économie de la connaissance ». Le KM est en effet fondé sur le savoir humain, il met l’accent sur sa valeur et fait en sorte qu’il se développe. D’où l’importance de la formation continue tout au long de la vie qui est devenu un des leitmotivs de nos sociétés. Les services d’information sont le lien essentiel avec le monde de la recherche et de l’innovation, dans la mesure où ils collectent, stockent et distribuent le savoir et l’information. Ils prennent part directement à la recherche scientifique. Le KM peut être vu comme une manière de promouvoir les services d’information, de les faire se rapprocher dans un objectif commun. A titre d’exemple, il est intéressant de constater que de grands cabinets de consultants – tel PriceCowperHouse – ont intégré depuis quelques années le KM comme démarche stratégique: les services documentaires et d’archives collaborent avec un réseau d’experts de par le monde au travers d’un Intranet. Une base de connaissances sert à recenser leurs « best practices », c’est-à-dire les meilleures solutions trouvées par rapport à un problème donné, complétées par une série d’informations filtrées, analysées et synthétisées. Une entreprise située à Grenoble, la SOGREAH, est une entreprise de consultants qui travaille sur l’ingénierie de l'aménagement et de l'environnement, et produit des rapports techniques, des études prototypes. Elle possède douze agences sur le territoire français et dans le monde (Egypte, Thaïlande, Chine). Un véritable outil de conservation de sa mémoire et de ses différents savoir-faire depuis l’origine (c’est-à-dire 1913) est mis en place. Chaque étude réalisée fait l’objet d’une copie spécifique en vue de son archivage par la bibliothèque en plus du document type envoyé au client (celui-ci est une preuve juridique), puis une notice bibliographique est rédigée et enregistrée sur le logiciel documentaire Texto et mentionne les étapes du projet. Un Intranet a été mis en place depuis deux ans. Dans ce cas précis, les techniques documentaires et archivistiq
es ont été mises à contribution en utilisant la technologie actuelle de l'information.
Ces exemples montrent que les compétences des services d’information alliées à des réseaux d’experts et à des outils technologiques aboutissent à un système efficace de gestion des savoirs et d’information. Ils montrent également que, pour innover, les services d’information ont besoin de partager leurs expériences (au sein de leur institution ou de leur réseau), de les valoriser, mais surtout qu’ils ne peuvent plus travailler seuls, mais s’adjoindre des compétences extérieures ou s’intégrer dans un réseau de compétences existant. Leur avenir dépend de ces conditions.
En savoir plus
ACHARD P., BERNAT J.-P. L'intelligence économique: mode d'emploi. Paris: ADBS, 1998.
AKRICH M., CALLON M., LATOUR B. à quoi tient le succès des innovations. Gérer et Comprendre, n° 11 et 12, 1988.
DURAND T. L'alchimie de la compétence. Revue française de gestion, 2000, n° 127, p. 84-102.
JAKOBIAK F. L'intelligence économique en pratique. Paris: Organisation, 1998.
MISPELBLOM BEYER F. Au-delà de la qualité. Démarches qualité, conditions de travail et politiques du bonheur. Paris: Syros, 1999.
MOISDON J.C., WEIL B. Capitaliser les savoirs dans une organisation par projets. Le Journal de l'Ecole de Paris, 1998, n° 10, avril.
REYNE M. Le développement de l'entreprise par la veille technologique. Paris: Hermès, 1990.
Mc GREGOR D. La dimension humaine de l'entreprise. Paris: Gauthier Villars, 1971.
MARTINET B., MARTI Y.M. L'intelligence économique. Paris: Organisation, 1995.
TARONDEAU J.-C. Le management des savoirs. Paris: PUF, 1998.
Sitographie
http://www.strategic-road.com/annupro : l'annuaire des professionnels de la veille et du KM
http://www.kmactu.com : portail communautaire de la gestion des connaissances, du e-learning et du management des compétences....
http://www.i-km.com : la première communauté francophone et observatoire du KM. Liste d'échanges, i-communautés, co-organisation du KM Forum de Paris et initiatives pour le développement du KM sa pratique et son enseignement, les dynamiques collaboratives et l'intelligence collective.
cop. JP Accart, 2007
http://www.decisionnel.net: Information externe à l'entreprise, veille Stratégique sur Internet. Gestion des Connaissances - KM- Couplage KM et intelligence économique.
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