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(2015) - De l’identité sociale à l’identité numérique. Territoires, composantes et traces
publié dans : Mediadoc, n° 13, déc. 2014, p. 6-10
Résumé
L’identité sociale (ou la sphère privée d’un individu) est relativement aisée à déterminer, elle comporte un certain nombre d’attributs donnés par la société, la famille ou le cercle amical et professionnel. L’identité numérique n’est pas très éloignée, mais est une sorte de double créé sur les réseaux (et notamment sur les réseaux sociaux) de toute pièce par l’individu prenant différentes formes ou avatars. Pour quelqu’un de non averti comme peut l’être un public jeune et adolescent, l’identité numérique n’est pas véritablement perceptible par rapport aux dangers ou aux risques encourus. Le cercle familial joue bien entendu un rôle, mais c’est surtout l’école et le milieu enseignant qui doivent être attentifs et former ce public au bon usage des réseaux numériques.
La sphère privée ou l’identité une et plurielle
L’identité (du latin identitas : « fait d’être le même ») est « le caractère de ce qui demeure identique à soi-même » [2]. » (Kupiec, 1995).
D’un point de vue juridique, l’identité d’une personne est inscrite dans l’état civil : celui-ci regroupe date et lieu de naissance, nom, prénom, filiation d’une personne qui est légalement reconnue. L’état-civil permet de l’individualiser de manière unique. Distinguons ensuite :
• l’identité sociale : un individu partage un certain nombre de statuts avec les autres membres de ses groupes d’appartenance (le sexe, l’âge, le métier…). Selon Nicole Sindzingre [4] :
- « elle est ce qui rend semblable à soi-même et différent des autres ;
- elle est constituée de valeurs qui relient l’individu au monde ;
- elle est évolutive, la personnalité d’un individu évoluant dans le temps » (Buschni, 2009).
Avant d’aborder plus en détail la sphère numérique, il n’est pas inutile de mentionner de prime abord que la sphère privée est fortement influencée par la technologie numérique en général, Internet - et les réseaux sociaux en particulier - sont entrés en force dans les foyers. Toutes les catégories socioprofessionnelles sont concernées ainsi que toutes les tranches d’âges, même si la fracture numérique n’est pas complètement résorbée (l’âge, l’aspect générationnel, l’aspect financier jouent un rôle important dans cette fracture). La société dans son ensemble et une majorité d’individus utilisent les technologies de l’information pour s’informer, se distraire, organiser ses vacances, se documenter, lire, archiver ses documents personnels, effectuer des recherches,… La frontière entre sphère privée et sphère numérique, frontière qui pouvait correspondre à la délimitation entre vie privée et vie au travail du temps où l’informatique était avant tout professionnelle, n’existe pratiquement plus pour certains internautes, de plus en plus nombreux.
La sphère numérique ou l’identité démultipliée
La technologie numérique, transversale, investit l’ensemble des domaines qui concernent l’individu, qu’ils soient privé, citoyen, ou professionnel, à l’aide de supports de plus en plus intégratifs tels les smartphones ou les tablettes. L’accès à l’information s’en trouve modifié de manière irréversible, celle-ci n’a jamais été plus aisée. L’identité de chacun, privée au départ, bascule irrémédiablement vers le numérique et donc vers un domaine public, ouvert à tout un chacun. Il n’y a plus de séparation vie privée/vie publique. Cela est surtout visible en utilisant les réseaux sociaux, mais pas uniquement. Chacun d’entre nous possède maintenant une identité numérique sur Internet, identité que Louise Merzeau qualifie à juste titre de « présence numérique » (Merzeau, 2009). Très comparable à l’identité traditionnelle dans son aspect multidimensionnel, l’identité numérique, du fait de sa nature immatérielle, est caractérisée par deux groupes d’informations distincts mais complémentaires et qui définissent « l’individu numérique »:
• les « informations parcellisées » qui sont à la fois incontestables et uniques : les coordonnées physiques d’une personne, une adresse IP, les certificats numériques, les comptes bancaires, un numéro de téléphone… attribuées par une autorité tierce (état civil, fournisseur d’accès Internet, opérateur de télécommunications, banque…) ;
• et les « informations dites multiples » : les pseudonymes, les avatars, les commentaires, les blogs, les photos, un CV… : elles sont le fruit des individus eux-mêmes.
Le sociologue Dominique Cardon propose une typologie des différentes formes de présence en ligne [6] (Ertzscheid, 2010). L'identité numérique est donc en partie construite par l'individu, plus ou moins consciemment, mais est aussi exposée, mise en scène, notamment par les moteurs de recherche et leurs listes de résultats. On est passé de l'identifiant (attribué par exemple par une administration, sans contrôle des intéressés) à l'identification (le couple login - mot de passe) qui permet d'authentifier un usager sur un service ou système informatique, puis à cette identité globale, un double sur les réseaux (Rivier, 2010). L’identité numérique est le plus souvent définie comme « l’ensemble des “traces” ou “empreintes” laissées par les individus dans les “univers numériques” et, plus particulièrement, comme les données relatives à la participation des individus à des réseaux socionumériques » (Compiègne, 2010).
Selon un exemple fourni par Alexis Rivier [8]…
La liberté de construire sa propre identité numérique comporte des limites ou des obligations, notamment celle d’en prendre soin. Les dérives constatées sur les réseaux sociaux peuvent entrainer des conséquences graves, parfois mal maitrisées (deux exemples révélateurs : certains cas récents d’adolescents poussés au suicide car maltraités par leurs « amis » sur Facebook ; ou le cas d’une campagne de dénigrement qui peut avoir des effets dévastateurs pour une entreprise). Les publications sur Internet apparaissent toutes sans distinction, sur un même plan. La réputation numérique ou e-réputation (ou notoriété) prend de l’importance, les traces sur Internet sont bien présentes: les employeurs sont de plus en plus sensibles à cet aspect du profil d’un candidat à un emploi. Le droit à l’oubli numérique est maintenant réclamé par les citoyens et le moteur de recherche Google prend désormais en compte cette demande [10] (Rivier, 2010).
Les enjeux éducatifs de l’identité numérique
La question de l’identité numérique devient prépondérante, omniprésente et ce, dès le plus jeune âge. Avec la socialisation, les enfants, puis les adolescents et jeunes adultes sont intégrés dans des réseaux sociaux qui sont pour eux une manière d’échanger et de partager, et de retrouver le phénomène du groupe, si important à ces âges pour se sentir intégré. L’éducation (délivrée par les parents et les familles, par le système scolaire) en général doit donc inclure ou prendre en charge une partie de l’éducation numérique : le débat sur l’enseignement du code numérique à l’école est révélateur du questionnement actuel sur ce qui doit entrer dans les principes de base à acquérir par tout jeune et futur citoyen, qui plus est citoyen numérique. Etant une des détentrices de ces principes, l’Education nationale a un rôle à jouer, ainsi que les enseignants et les professeurs documentalistes. C’est évidemment déjà le cas à différents niveaux dans certains collèges et lycées.
Encadré : Dix points à retenir sur les réseaux sociaux et l’enseignement selon François Fillietaz
- Dans quel but vais-je sur Internet : professionnel, socialisation, jeu, communauté
d'intérêts, achats ? A chaque objectif, sa stratégie.
- S'interroger sur ce que je peux montrer et/ou dire ?
- Mon identité numérique est non seulement composée de mon nom et prénom, ou
pseudo, mais elle se construit également avec ce que je montre, dis ou fais (notamment
les sites que je visite).
- Il est préférable de scinder l'identité numérique en quatre entités distinctes :
professionnelle, amicale, familiale, personnelle.
- Prendre conscience que tout ce qui sera publié pourra être utilisé à mon insu, voire
contre moi.
- Toutes les demandes de services et notamment les paiements par internet peuvent
constituer une base de donnée commerciale sur mes goûts et mes achats.
- Il est très difficile d'effacer des traces «encombrantes» de mon passage sur Internet.
- - La politique de confidentialité d'un site de réseaux sociaux peut rapidement varier.
- Il importe de connaître la spécificité de chaque site sur lequel je suis actif : blog, forum, réseau social de type Facebook.
- Les employeurs consultent de plus en plus souvent Internet pour chercher des traces laissées par les candidats à des postes de travail.
(Fillietaz, 2011).
Les études sur le comportement des jeunes sur les réseaux sociaux foisonnent et montrent la diversité des usages, ceux-ci évoluant très vite : tel réseau social est préféré au profit de tel autre car l’appartenance à une certaine communauté en ligne est plus forte ou devient impérative. La notion de vie privée est bien sûr prise en compte. Une étude de Boyd et Marwick montre que cette notion est complexe et nuancée pour les adolescents, elle va au-delà de la simple dichotomie vie publique/vie privée. Il apparait que ceux-ci considèrent plus les personnes présentes dans un foyer (pour définir ledit foyer), alors que pour leurs parents c’est « l’espace-domicile » qui le définit. Les réseaux sociaux comme Facebook sont considérés par les adolescents comme des espaces publics, et des lieux d’expression, mais par rapport à leur propre communauté : l’intrusion des parents n’est pas bien vue, ils la considèrent comme une violation de leur vie privée. Selon Boyd et Marwick, cela ne signifie pas que les adolescents n’ont pas conscience de la notion de vie privée et que celle-ci ne fait pas partie de leurs valeurs mais bien que les frontières et les normes sociales sont différentes de celles des adultes : “Participation in such networked publics does not imply that today’s teens have rejected privacy as a value. All teens have a sense of privacy, athough their definitions of privacy vary widely”. (Boyd et Marwick, 2011).
Jean-Philippe Accart
Bibliographie
A.BELLANGER, La théorie de l’information, Paris, Gallimard, 2010
D. BOYD, A. MARWICK, Social Privacy in Networked Publics: Teen’s Attitudes, Practices, and Strategies, 2011, (en ligne) http://owni.fr/2011/05/13/la-vie-secrete-des-adolescents-dans-les-reseaux-sociaux
D. CARDON, La démocratie Internet. Promesses et limites, Paris, Éditions du Seuil, coll. « La république des idées », 2010
I. COMPIEGNE, Les mots de la société numérique. Paris, Belin, 2010.
T. CROUZET, J'ai débranché: Comment revivre sans internet après une overdose, Paris, Fayard, 2012
O. ERTZSCHEID, E-réputation, identités numériques : enjeux, outils, méthodologies, mai 2010, (en ligne), adresse URL: http://www.slideshare.net/olivier/identite-numerique-3973604 (consulté le 30 octobre 2014).
O. ERTZSCHEID, L’homme est un document comme les autres : du World Wide Web au World Life Web. Récupéré de http://archivesic.ccsd.cnrs.fr/sic_00377457/fr, le 08.06.2011.
F. FILLIETAZ, Un enjeu pour l’enseignement. Comprendre l’identité numérique, 2011, (en ligne), adresse URL : http://icp.ge.ch/sem/prestations/IMG/pdf_dsi_sem_identite_numerique_v10.pdf, (consulté le 30 octobre 2014).
F. GEORGES, Représentation de soi et identité numérique. Une approche sémiotique et quantitative de l’emprise culturelle du web 2.0, Réseaux, 2009/2, n° 154, p. 165-193.
Homo Numericus, dossier, Esprit, mars-avril 2009, n° 3-4
O. ITEANU, L'Identité numérique en question, Paris, Eyrolles, 2008.
D. KAPLAN, Informatique, libertés, identités, Paris, éditions FYP, 2010.
H. LE CROSNIER, La documentarisation des humains. Documentaliste - Sciences de l’information, vol. 47, n°1, p. 34-35
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P. MARCILLOUX. Les ego-archives. Traces documentaires et recherche de soi, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013
L. MAUREL, Droit de l’internet et de l’information, fév. 2010, (en ligne), adresse URL : http://www.slideshare.net/calimaq/droit-de-linternet-et-de-linformation-complet, (consulté le 30 octobre 2014).
L. MERZEAU, Présence numérique : les médiations de l’identité, in Les Enjeux de l'information et de la communication, 2009/1, Grenoble, GRESEC
J. PERRY, dir., Personal Identity, Berkeley, 1975
A. RIVIER, J.-P. ACCART, Mémento de l’information numérique, Paris, Edition du Cercle de la Librairie, 2010.
A. RORTY dir., The Identities of Persons, Berkeley, 1976
N. SINDZINGRE, article « Identité », Dictionnaire de la philosophie Encyclopaedia Universalis, http://books.google.ch/
[2] Premier recensement des métiers des bibliothèques, rapport rédigé par Anne Kupiec à la demande de la DIST (Direction de l’information scientifique et technique), Paris, Université Paris X-Médiadix, 1995, 206 p.
[6] O. Ertzscheid, E-réputation, identités numériques : enjeux, outils, méthodologies, mai 2010, <http://www.slideshare.net/olivier/identite-numerique-3973604>
[8] cité dans l’émission Sonar (RTS) : http://www.rts.ch/la-1ere/programmes/sonar/6220081-il-usurpe-des-identites-numeriques-pour-faire-parler-de-son-film.html
[10] Alexis Rivier, ibid
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